Victor-Prouvé_Pour-la-Patrie
"Pour la Patrie", huile sur toile de 1887 par Victor Prouvé (1858-1943)

"L'Incroyable aventure de ma mission Morestin, où comment on évita une guerre mondiale en 1914" est une nouvelle uchronique de Éric Bernard COFFINET (livret téléchargeable au format PDF)

Dédicace.

Introduction.

Chapitre 1 :    Le théâtre de la comédie humaine.
Chapitre 2 :    De la comédie à la tragédie.
Chapitre 3 :    La mission Morestin.
Chapitre 4 :    Le train de la grande aventure.
Chapitre 5 :    Un souper dans l'Orient-Express.
Chapitre 6 :    La langue de l'espoir.
Chapitre 7 :    Mes hommages, Mademoiselle Delmont !
Chapitre 8 :    Les "gueules cassées".
Chapitre 9 :    Une bien embarrassante confidence.
Chapitre 10 :   Une aiguille dans une meule de foin.
Chapitre 11 :    L'étoile verte brille sur Sarajevo.
Chapitre 12 :   Un si beau dimanche d'été.
Chapitre 13 :   Une question de vie ou de mort.
Chapitre 14 :   La voie de la sagesse.
Chapitre 15 :   Tous au congrès de la "Belle Époque" !

Épilogue.


Sources et informations historiques.


Usage de l'espéranto en Médecine / alphabet et grammaire.
L'hymne espérantiste: "La Esper'o".



DÉDICACE

Je dédie cet ouvrage à nos glorieux prédécesseurs et fervents espérantistes, qui tombèrent avec foi et honneur sur les champs de bataille ou sous les coups des totalitarismes. Et pour que nos successeurs prennent conscience de l'importance d'une langue internationale en plus des langues maternelles.

Je remercie particulièrement ma mère et M. Germain Pirlot, qui consentirent gracieusement à relire mon texte, ainsi que M. Robert Llorens, qui m'enseigna l'espéranto avec dévouement.

"Le jour approche, où tous les peuples du monde adopteront une langue universelle et une écriture commune. Quand ceci sera réalisé, tout voyageur, dans quelque ville qu'il s'arrête, aura l'impression d'y être chez lui. Ce sont là des choses absolument essentielles et obligatoires. Il incombe à tout homme doué de compréhension et d'intuition de faire passer dans la réalité et dans les faits ce qui est écrit. […] Ce n’est point d’aimer son propre pays qu’il convient de se glorifier, c’est d’aimer le monde tout entier. La terre est un seul pays dont tous les hommes sont les citoyens." (Bahá’u’lláh 1817-1892)

INTRODUCTION 

On peut lire dans l’Almanach du Bonhomme Richard (Poor Richard’s Almanack) publié par Benjamin Franklin :

    À cause du clou, le fer fut perdu.
    À cause du fer, le cheval fut perdu.
    À cause du cheval, le cavalier fut perdu.
    À cause du cavalier, le message fut perdu.
    À cause du message, la bataille fut perdue.
    À cause de la bataille, la guerre fut perdue.
    À cause de la guerre, la liberté fut perdue.
    Tout cela pour un simple clou!

La balle tirée par Gavrilo Princip et qui tua l'archiduc d'Autriche François-Ferdinand à Sarajevo le 28 juin 1914, fut ce maléfique bout de métal qui mit en branle un mécanisme infernal aboutissant à la première guerre mondiale et à la ruine de l'Europe.

Que serait devenu notre monde si cette balle n'avait pas atteint sa cible ?


"L'incroyable aventure de la mission Morestin" est un clin d’œil uchronique au soixante-huitième et dernier roman des "Voyages extraordinaires" de Jules Verne. Peu de temps avant sa mort en 1905, celui-ci travaillait sur un projet de roman intitulé "Voyage d'études", où l'espéranto devait jouer un rôle central. Sur la base de ces notes et sous le nom de son père, Michel Verne publia en 1919 un ouvrage intitulé "L'étonnante aventure de la mission Barsac" et dans lequel toute référence à l'espéranto avait disparu.

Mû par une nostalgie d'un monde tel qu'il aurait pu advenir sans l'apocalypse de la première guerre mondiale, j'ai osé prendre la plume pour rédiger ce triple hommage. Tout d'abord à Jules Verne, dont l'univers berça et façonna mon enfance. Ensuite à Louis Lazare Zamenhof, inventeur de la langue auxiliaire internationale espéranto, et aussi au mythique dixième congrès mondial espérantiste de Paris, qui fut annulé à cause de la déclaration de guerre en août 1914. Enfin au professeur Hippolyte Morestin, un grand pionnier injustement oublié de la chirurgie réparatrice maxillo-faciale, qui redonna visage humain aux "gueules cassées".

CHAPITRE 1 : le théâtre de la comédie humaine.

Théâtre National de l'Opéra.
Paris IX, France.
Soirée du mardi 26 mai 1914.

«Quelle belle époque ! Mais l'est-elle autant que cela ? Peut-être pour certains, certainement pas pour tous... mais elle est à coup sûr excitante, étonnante et effrayante comme une naissance. Excitante par ses innovations, étonnante par ses découvertes et effrayante par ses dangers. Les accoucheurs seront-ils compétents ? Le résultat sera-t-il conforme à nos rêves et à nos espérances ?»

Ainsi méditait le marquis Charles Jean Melchior de Vogüé tandis qu'il se rendait à l'Opéra. Il y avait rendez-vous avec l'ambassadeur de Serbie en France, Milenko Vesnić, à propos des missions des équipes de la Croix-Rouge dans cette région après les guerres balkaniques. Pour améliorer leur relation et faciliter leur discussion, le marquis l'avait invité à la création du "Rossignol" d'Igor Stravinsky par les Ballets Russes de Serge de Diaghilev.

Ce vénérable octogénaire manifestait encore une belle prestance dans son habit de soirée porté sous une cape noire avec une écharpe blanche, impressionnant tant par sa haute taille rehaussée d'un haut de forme en soie noire que par l'autorité naturelle qui émanait de lui. On raconte que, dans sa jeunesse, son intrépidité et sa force lui permirent de sauver un paysan russe en luttant au corps à corps contre une ourse qui l'attaquait. Son visage tout en longueur s'ornait d'un nez puissant avec une moustache en guidon de vélo et une barbiche à deux pointes, toutes deux d'une blancheur argentée comme la couronne de cheveux entourant sa tête. D'épais sourcils blancs et broussailleux dissimulaient un peu son regard, qui apparaissait plus mélancolique que sévère.

C'était un grand homme dans tous les sens du terme. Il débuta sa carrière diplomatique en 1849 comme attaché d'ambassade à Saint-Pétersbourg durant trois ans. Il fut nommé ambassadeur à Constantinople en 1871, puis à Vienne de 1875 à 1879. Quand il ne portait pas l'habit diplomatique, il endossait celui d'historien du "Grand Siècle" de Louis XIV ou d'archéologue au Moyen-Orient, collaborant à de nombreuses revues et auteur d'ouvrages faisant autorité. Il fut élu à l'Académie des Inscriptions et Belles Lettres en 1868 et reçu à la prestigieuse Académie Française en 1901. C'était un homme de foi et un catholique militant, qui présidait à de nombreuses associations philanthropiques ou caritatives, et en particulier à la Société de Secours aux Blessés Militaires, qui était une branche française de la Croix-Rouge fondée en 1864.

Confortablement assis à l'arrière de son automobile, il observait tout au long du trajet la bourdonnante animation des boulevards parisiens, créés sous la férule du préfet Haussmann par la volonté de l'empereur des français Napoléon III pour transformer un Paris moyen-âgeux en ville moderne. Il pensait avec nostalgie au règne du "Roi-Soleil", quand la France était le pays le plus peuplé et le plus puissant d'Europe, la "mère des arts, des armes et des lois" et la "fille aînée de l'Église catholique". Il n'arrivait pas à comprendre la rupture de ce lien spirituel par l'institution de la laïcité étatique en 1905, ni la baisse de la natalité française réveillant l'inquiétude d'une nation vieillissante, qui stagnait autour de quarante-et-un millions d'habitants, face à une Allemagne jeune et féconde de soixante-neuf millions d'habitants. Le nombre des décès avait même surpassé celui des naissances en certaines années et seule l'immigration avait permis d'éviter une implosion démographique.

On eût dit que la France était composée de deux pays distincts. Il y avait d'un côté Paris, la troisième ville la plus peuplée au monde avec ses trois millions d'habitants; Paris, la moderne "Ville Lumière", démontrant au monde le savoir-faire français à travers ses expositions universelles; Paris, la cosmopolite capitale de la mode et de la culture, attirant artistes et intellectuels du monde entier. Et de l'autre côté se trouvaient les provinces, enracinées dans leurs terroirs et leurs traditions, figées dans un mode de vie rural préindustriel, durement éprouvées par la crise économique à la fin du dix-neuvième siècle et par l'ouverture aux marchés mondiaux. Seconde puissance économique mondiale derrière l'Angleterre en 1860, mais seulement la cinquième en 1913, la France connut un lent déclin jusqu'au tournant du vingtième siècle, mais depuis lors elle rattrapait à grand pas son retard industriel.

Quand la limousine tourna dans l'avenue de l'Opéra, le marquis aperçut au loin la majestueuse façade entièrement illuminée du Théâtre National de l'Opéra, ce véritable joyau des arts et du génie français conçu par l'architecte Charles Garnier et inauguré en 1875. Cet édifice particulièrement représentatif de l'architecture "éclectique" et du style "historiciste" bénéficiait de quatre entrées : au nord pour les artistes, au sud l'entrée du public, à l'est celle des abonnés louant une loge à l'année et à l'ouest celle réservée au chef de l'État, accessible en voiture par une double rampe permettant un accès direct et sécurisé à l'intérieur même du bâtiment.

Le temps était inhabituellement humide et froid pour cette nuit printanière. Chaudement emmitouflé dans sa cape et son écharpe, le marquis s'engouffra dans l'édifice dès que son chauffeur l'eut déposé devant l'entrée réservée aux abonnés. Il traversa sans s'arrêter la Rotonde des Abonnés, ne saluant que quelques connaissances d'un signe de tête. Le marquis rectifia machinalement sa tenue en passant devant les grands miroirs, puis il rejoignit le Grand Escalier en passant devant la Pythie en bronze de Marcello, voilée par les jets d'eau d'une fontaine et qui apparaissait comme une allégorie de la face cachée de ce théâtre et de ses passions défendues. Le marquis éprouvait le même étonnement chaque fois qu'il pénétrait dans ce vaste espace féerique de marbre, d'onyx et d'or, illuminé par une forêt de candélabres en bronze et vertigineusement surplombé par de magnifiques peintures d'Isidore Pils figurant le dieu des arts Apollon et sa lyre. Sur le majestueux double escalier donnant accès aux loges et au parterre, la foule livrait un spectacle qui n'avait rien à envier à ceux donnés sur scène. Le marquis contemplait en homme d'expérience ce spectacle de la comédie humaine dans un monde irréel de luxe et de volupté dissimulant soigneusement son côté obscur. Il s'était toujours refusé à fréquenter le Foyer de la Danse, où de riches abonnés se retrouvaient en toute discrétion pour conclure leurs affaires entre gens du même monde et côtoyer intimement de jeunes ballerines.

Le marquis se dirigea directement vers le Grand Foyer où il devait rencontrer son hôte Milenko Vesnić, le ministre plénipotentiaire de Serbie en France. C'était un homme d'une soixantaine d'années, de taille et de corpulence moyennes, portant avec distinction une très élégante tenue de soirée. Sous un large front dégarni, son regard vif et perçant éclairait un visage tout en rondeurs agrémenté de moustaches recourbées et d'une barbiche poivre et sel taillée en pointe. Animé d'une volonté de fer, ce professeur de droit international vit sa carrière brisée et connut la prison durant deux ans pour avoir insulté le roi Milan I Obrenović de Serbie. Brillant diplomate, il devint le ministre serbe de la justice en 1906 et fit partie de la délégation serbe à la conférence des ambassadeurs de Londres après les guerres balkaniques. Il possédait toutes les qualités pour accéder aux plus hautes fonctions et influencer durablement la destinée de son pays...

Le Grand Foyer avait été conçu comme un lieu où les spectateurs puissent se réunir et bavarder entre les spectacles. Son faste égalait celui de la Galerie des Glaces au palais de Versailles, avec ses dorures, ses jeux de miroirs et ses lustres de bronze et de cristal. Les murs s'ornaient de tapisseries tissées dans la manufacture nationale des Gobelins et les grands vases en porcelaine bleue surmontant les cheminées étaient façonnés dans la manufacture nationale de Sèvres. Vingt élégantes statues personnifiant les qualités requises pour les arts du chant et de la danse en surmontaient les colonnes et le symbole de la lyre d'Apollon y était partout présent. La décoration du plafond à voussures par Paul Baudry était digne de la chapelle Sixtine et décrivait allégoriquement différents styles de musique, de comédie et de tragédie.

Le marquis n'eut aucun mal à retrouver l'ambassadeur Vesnić parmi la foule et ils se saluèrent très cordialement comme de vieilles connaissances.

«Mon cher marquis, quel plaisir et quelle joie pour moi de vous revoir, s'exclama le ministre en pressant chaleureusement les bras de son interlocuteur. Je vous envie d'avoir autant d'allant et d'allure !

– Merci votre Excellence, répondit de Vogüé en souriant. J'ai encore, grâce à Dieu, suffisamment de forces et de facultés pour m'acquitter des devoirs de ma charge. Et j'ai rarement connu d'obligation plus agréable que cette soirée à l'opéra en votre compagnie.

– Je vous suis reconnaissant de m'avoir convié à cette première représentation du Rossignol de Stravinsky, poursuivit l'ambassadeur. Renouer avec cette âme slave, si chère à feu votre cousin Eugène-Melchior de Vogüé, ravivera certainement les meilleurs souvenirs de votre jeunesse à Saint-Pétersbourg !

– Tout le plaisir est pour moi, votre Excellence, et c'est bien le moins que je puisse faire afin de vous exprimer ma gratitude et la reconnaissance de la Croix-Rouge pour votre intervention bienveillante en sa faveur. Rejoignons notre loge, proposa le marquis, nous y serons plus à l'aise assis pour converser et discuter des futures missions de la Croix-Rouge dans votre pays.»

Ces loges étaient divisées en deux parties. La première servait à être vu de tous autant sinon plus qu'à voir le spectacle donné aussi bien sur scène par les acteurs que dans la salle par les spectateurs. Et quand cela finissait par lasser, on pouvait passer dans la seconde située en retrait dans un petit salon privé aménageable à sa guise, où l'on avait le loisir d'entrer et de sortir à tout moment des représentations sans gêner quiconque. On pouvait aussi y recevoir des visiteurs dans une ambiance intime et faire apporter de quoi se restaurer et se désaltérer.

Confortablement assis avec en main une coupe de champagne frais et pétillant, les deux diplomates attendaient le début du spectacle en devisant amicalement, tout en observant le public qui emplissait déjà le grand amphithéâtre revêtu de pourpre et d'or. L'entrée des spectateurs était très organisée et hiérarchisée. Moins cher l'on payait sa place et plus il fallait arriver tôt et patienter avant le lever du rideau. Ceux qui occupaient les places les moins chères tout en haut de la salle devaient arriver trois heures avant le spectacle, alors que les riches et influents abonnés, qui louaient une loge à l'année et représentaient quatre-vingts pour cent des recettes pour le théâtre, venaient prendre place seulement une demi-heure avant en exhibant richesse et pouvoir aux yeux de tous.

Véritable cœur de l'édifice situé à l'aplomb de la Rotonde des Abonnés, cette salle de spectacle fut conçue par Charles Garnier pour accueillir deux mille spectateurs sur le modèle du théâtre "à l'italienne". Ses balcons, ses loges, ses stalles et sa galerie furent disposés en forme de fer à cheval sur cinq niveaux autour de l'orchestre et du parterre, face à une scène plus vaste que la salle de spectacle elle-même. Un gigantesque lustre de bronze doré et de cristal pendait au centre de son immense coupole décorée par Jules Eugène Lenepveu, peintre préféré de Napoléon III et Grand Prix de Rome en 1847.

L'obscurité tombant sur la salle fit peu à peu cesser le brouhaha.

Et le rideau se leva enfin après les trois coups solennels.

CHAPITRE 2 : de la comédie à la tragédie.

Théâtre National de l'Opéra.
Paris IX, France.
Soirée du mardi 26 mai 1914.

Igor Stravinsky et son ami Stepan Mitousov préparèrent le livret d'un opéra, ou plutôt d'un conte lyrique, à partir de la fable "Le rossignol et l'empereur de Chine" de Hans Christian Andersen. Il épousait l'orientalisme alors en vogue mais abordait aussi des thèmes plus universels, comme celui du pouvoir de la musique de triompher de la mort, celui la confrontation du vrai et du faux, du naturel et de l'artificiel, celui de la solitude et de la peur de mourir, et celui du choix entre la liberté et les cages dorées que sont la gloire et la fortune. Cet opéra ne durait que quarante-cinq minutes avec une mise en scène, des décors et des costumes d'Alexandre Benois. Il fut suivi ce soir-là de deux autres ballets.

La première chose qui frappa le marquis fut que les chanteurs de l'Opéra de Moscou se trouvaient dans la fosse d'orchestre et que les danseurs des Ballets Russes ne réalisaient sur scène qu'une pantomime. Son second sujet d'étonnement fut la différence radicale de style entre le premier acte et les deux suivants. Il s'en ouvrit au ministre Vesnić durant un entracte :

«Cher ami, si le premier acte correspond à ma conception de l'opéra, je suis par contre dérouté par les deux autres, que je qualifierais plutôt de "ballets à grand spectacle".

– Cela vient probablement du fait que cet opéra fut écrit en deux périodes bien distinctes, expliqua l'ambassadeur. Selon des sources sûres, le premier acte fut écrit vers 1908, donc avant la composition de "l'Oiseau de Feu", de "Petruchka" et du "Sacre du Printemps", et les deux autres actes tout récemment. Le style de l'auteur a entre-temps évolué. Tout comme a changé la situation politique en Chine en 1912 avec la proclamation de la république, la fin de la dynastie Qing et l'abdication de l'empereur Pu Yi ! La Chine est devenue une terre livrée à la convoitise des puissances coloniales. La France ne lui a-t-elle pas arraché par la force l'Indochine pour en faire ses colonies ?

– C'est l'honneur et le devoir de la France que d'ouvrir ces pays à la modernité, répliqua le marquis, piqué au vif. N'a-t-elle pas mis fin à l'esclavage et apporté le progrès et la civilisation dans ses colonies ?!

– Mon cher marquis, continua l'ambassadeur, la France croit tirer richesse et puissance de ses colonies. Mais c'est une illusion, car seule une poignée de spéculateurs et d'aventuriers en tireront réellement profit. Les français vont littéralement se ruiner pour conquérir, développer et défendre ces territoires, ainsi que pour nourrir, soigner et éduquer leurs peuples. Mais quand ils auront maîtrisé vos sciences et vos armes, ils finiront par vous chasser, inéluctablement. La Grèce et la Serbie n'ont-elles pas secoué et brisé le joug ottoman après plusieurs siècles de colonisation ?!

– Comment osez-vous comparer la mission civilisatrice de la France avec la colonisation ottomane, qui ne fut que rapine et oppression des juifs et des chrétiens traités comme des sous-hommes ?! s'enflamma le marquis. La France fera de vrais citoyens français des peuples placés sous sa tutelle, comme elle le proposa aux israélites et aux mahométans d'Algérie à condition qu'ils acceptent les lois républicaines en lieu et place de leurs lois religieuses.

– Même si par miracle vous réussissiez, poursuivit l'ambassadeur, ces peuples exigeront tôt ou tard leur indépendance au nom des principes que vous voulez leur inculquer. Les États-Unis d'Amérique n'ont-ils pas arraché leur indépendance de l'Angleterre ? Les mouvements bolivariens d'Amérique du Sud et le Mexique n'en ont-ils fait autant vis-à-vis de l'Espagne ? En quoi le France serait-elle différente de ces puissances européennes ?»

La reprise du spectacle mit temporairement un terme à cette controverse. Ils virent d'abord un drame chorégraphique en un acte intitulé "Cléopâtre", sensuellement mis en scène par Michel Fokine avec des décors et des costumes extraordinaires dessinés par Léon Bakst, sur une musique tirée des "Nuits Égyptiennes" d'Anton Arenski avec des thèmes additionnels de Taneïev, Rimski-Korsakov, Glinka et Glazounov. Puis ils assistèrent aux fougueuses "danses polovtsiennes du prince Igor" de Borodine, magistralement chorégraphiées par Fokine avec de fabuleux costumes de Nicolas Roerich.

À la fin du spectacle, les deux hommes se retirèrent dans le petit salon de la loge et s'assirent à une table sur laquelle on avait déjà disposé mets délicats et boissons fines.

«Me permettez-vous de fumer ? demande courtoisement l'ambassadeur.

– Faites, je vous en prie !», répondit la marquis avec amabilité.

Vesnić ouvrit son étui à cigarettes en argent guilloché et le présenta au marquis qui refusa la proposition d'un petit signe de la main. Confortablement assis, l'ambassadeur alluma une cigarette, en aspira la fumée avec volupté puis expira avec contentement un petit nuage gris-bleuté les yeux fermés. Champagne, caviar et foie gras aux truffes égayèrent rapidement l'atmosphère et le marquis décida d'entamer la discussion sur les missions de la Croix-Rouge.

«Votre Excellence, plaida Vogüé, nous avons absolument besoin de votre aide pour continuer l'action de la Croix-Rouge dans les Balkans. Sans l'approbation et le soutien de votre gouvernement, ses équipes ne pourront travailler efficacement.

– Notre roi et notre gouvernement reconnaissent la valeur, le courage, l'efficacité et l'abnégation de vos équipes au cours des guerres balkaniques. Soyez assuré de notre reconnaissance et de notre appui inébranlable pour vos actions futures.

– Merci, Votre Excellence, vos paroles nous redonnent espoir et courage !», se réjouit le marquis.

Vesnić resta silencieux et semblait absorbé dans ses pensées tandis qu'il humait un verre de vieux cognac. Il en but une gorgée, regarda fixement le marquis et lui dit :

«Ne vous réjouissez pas trop vite, cher ami ! Vous allez avoir besoin d'énormément d'espoir et de courage car la tâche va bientôt devenir surhumaine. Les dépenses militaires ont augmenté de 50% en Europe au cours de ces cinq dernière années. Les expansions coloniales et les récentes guerres balkaniques tendent les relations entre les empires européens. La France s'est opposé à la Grande Bretagne au sujet de l'Afrique à Fachoda et à l'Allemagne à propos du Maroc. La Russie en a fait de même à l'égard du Japon et de l'Empire ottoman. L'Autriche-Hongrie a défié la Russie et la Serbie en annexant la Bosnie-Herzégovine.Tout au long du dix-neuvième siècle les empires russe et britannique se livrèrent une sourde lutte par pays interposés et s'affrontèrent même directement en Crimée pour le contrôle de l'Asie centrale et l'accès aux mers chaudes. Rudyard Kipling surnomma cela le "Grand Jeu", mais la guerre n'est pas un jeu !

– Certainement, consentit le marquis, et notre tribun socialiste Jean Jaurès a d'ailleurs déclaré à ce sujet, que "notre société violente et chaotique, même quand elle veut la paix, même quand elle est à l'état d'apparent repos, porte en elle la guerre, comme la nuée dormante porte l'orage". La situation est certes complexe et tendue, mais elle doit pouvoir être maîtrisée en considérant rationnellement les enjeux d'un esprit ouvert. Et puisque le roi d'Angleterre George V, le Tsar Nicolas II et le Kaiser Guillaume II sont tous cousins, j'espère que ces liens familiaux aideront à leur faire entendre raison.

– Malheureusement, c'est loin d'être le cas, affirma l'ambassadeur. Le Kaiser Guillaume II souffre depuis sa naissance d'une infirmité du bras gauche et du manque d'affection de sa mère anglaise. Il masque son profond complexe d'infériorité en adoptant en public un comportement froid, brutal, hautain, autoritaire et martial, alors qu'en privé il manifeste une sensibilité artistique presque féminine et que la plupart de ses intimes sont homosexuels. Ce n'est en réalité qu'un matamore poltron et cyclothymique, dont les actes et les déclarations intempestives désespèrent ses conseillers et qui pourrait facilement devenir une marionnette entre les mains des militaires.

– Votre Excellence, s'étonna le marquis, voilà une appréciation qui me semble bien peu diplomatique !

– Et comment qualifieriez-vous les propres mots du chancelier Otto von Bismarck, répliqua le ministre, qui considère que Guillaume II est "soupe au lait", ne peut se taire, est à l'écoute des flatteurs et pourrait mener l'Allemagne à la guerre sans le vouloir ni même s'en rendre compte ?

– Ces propos ne sont-ils pas plutôt dictés par le ressentiment d'avoir été limogé par le Kaiser ? objecta le marquis.

– Sûrement pour partie, consentit l'ambassadeur, mais surtout parce que l'empereur a imprudemment ruiné sa "Realpolitik" sage et profitable et son alliance patiemment conclue entre les trois empires allemand, austro-hongrois et russe. Le Kaiser a considéré qu'un développement économique justifiait une expansion territoriale et que l'Allemagne méritait aussi "sa place au soleil". C'est pourquoi il dirigea une "Weltpolitik" aventureuse aboutissant aux tensions internationales actuelles. Sa décision de construire une puissante flotte militaire et commerciale est un défi à l'hégémonie maritime britannique, tout comme le projet de construction d'un chemin de fer reliant Berlin à Bagdad pour accéder aux champs pétrolifères irakiens et même au Golfe Persique. L'Angleterre ne tolérera pas plus la domination d'un Empire allemand sur l'Europe qu'elle n'a toléré la domination de l'Empire français napoléonien un siècle plus tôt. Après son accession au trône, Guillaume II ne renouvela pas le traité de réassurance avec la Russie et renforça la Triplice avec l'Empire austro-hongrois et l'Italie. Il favorisa une politique pangermaniste visant l'intégration à l'Empire de toutes les populations germaniques vivant à ses marches. Cela réveilla le souvenir des croisades médiévales menées par les Chevaliers Teutoniques et inquiéta la Russie, qui se tourna alors vers la France.

– Et celle-ci joua alors la seule carte maîtresse qui lui restait pour rompre son isolement, expliqua le marquis, celle de sa puissance financière avec laquelle l'Allemagne ne pouvait rivaliser. La Russie avait un urgent besoin d'argent pour assurer rapidement le développement et la modernisation de ses industries. L'Angleterre en eut aussi besoin après la seconde guerre des Boers. Ainsi furent conclues successivement l'alliance franco-russe, "l'entente cordiale" franco-britannique et la convention anglo-russe à propos de leurs sphères d'influence respectives.

– Croyez-moi, mon cher marquis, il eût mieux valu pour la tranquillité et la prospérité de notre continent que l'alliance des trois empereurs ne fût jamais rompue ! Si l'Allemagne se plaint maintenant de son encerclement par cette "Triple Entente", elle est bien la seule responsable de cette situation instable et dangereuse, affirma fermement l'ambassadeur.

– Je partage votre avis sur ce dernier point, confessa le marquis avec un a priori nationaliste. Mais qu'en est-il de la situation dans l'Empire austro-hongrois ? L'empereur François-Joseph est très affaibli par l'âge et nul ne sait comment se comportera son héritier François-Ferdinand face aux crises balkaniques et au panslavisme.

– Il me semble opposé à une guerre avec la Serbie, déclara le ministre, et décidé à donner plus d'autonomie aux peuples de l'Empire pour mettre fin au dualisme dominateur austro-hongrois. Je vois son accession au trône comme une extraordinaire opportunité d'apaisement dans cette partie de l'Europe. Mais l'armée ne partage pas cet avis. La paix ne plaît pas aux militaires car elle bride leur volonté de puissance. Ils brûlent de démontrer à tout prix leur virilité et j'ai très peur qu'ils ne finissent par imposer leurs vues aux dirigeants politiques, d'une manière ou d'une autre.

– Comment pensez-vous que les peuples européens, qui sont majoritairement pacifistes, réagiraient face à l'éventualité d'une nouvelle guerre ? demanda le marquis. La seconde internationale socialiste est fermement opposée à la guerre et réunit des millions de travailleurs à travers l'Europe. Pourraient-ils empêcher une guerre par une grève générale ?

– Une guerre risque d'éclater sans leur accord, répondit l'ambassadeur, simplement à cause de quelques dirigeants ivres de pouvoir et complètement coupés de la réalité comme des somnambules marchant au bord d'un gouffre noir. Mis devant le fait accompli, les peuples suivront par patriotisme, comme un troupeau de moutons mené à l'abattoir tout en bêlant "Vive le Boucher !" Ils n'ont plus connu la guerre depuis presque un demi-siècle et la voient comme une aventure romantique et exaltante. Tous s'imaginent que cette guerre sera courte, car il est évident d'après eux que l'économie ne pourrait soutenir un long conflit. Tous se prévoient évidemment vainqueurs et tous veulent ignorer que les civilisations sont mortelles. Sumer, Babylone, l'Égypte, la Perse, la Grèce, Carthage et Rome dominèrent un jour leur monde et pourtant, mon cher marquis, n'avez-vous pas déterré leurs vestiges dans le sable des déserts ?!

– Je pense que vous avez raison, soupira de Vogüé, malheureusement ! Un soir d'automne, à la saison des amours où les cerfs s'affrontent en faisant résonner les forêts du bruit de leurs brames et du choc de leurs bois, j'en ai trouvé deux presque morts de faim, de soif et d'épuisement, incapables qu'ils étaient de séparer leurs ramures entremêlées. Je fus contraint de trancher et sacrifier ces attributs de puissance et de virilité pour les sauver. Dieu seul sait ce que nos pays devront sacrifier dans un tel conflit !

– Essayons de faire de notre mieux pour éviter la catastrophe ou pour le moins d'en atténuer les conséquences. Espérons qu'un moderne Thucydide n'aura pas à faire la chronique d'un suicide européen, conclut le ministre Vesnić en se levant pour prendre congé du marquis. Que devient la prochaine mission de la Croix-Rouge prévue dans les Balkans ?

– Je vous remercie de l'attention que vous portez à cette affaire et de votre soutien, Excellence, mais je n'ai pas encore trouvé la personne parfaitement apte à la diriger, avoua le marquis de Vogüé en serrant la main de l'ambassadeur. Je vais rencontrer lundi prochain un autre candidat et je vous tiendrai sans faute informé.»

CHAPITRE 3 : la mission Morestin.

Société française de Secours aux Blessés Militaires.
21 rue François 1er, Paris VIII, France
Matinée du lundi 1 juin 1914.

Le marquis de Vogüé considérait avec une moue dubitative l'individu assis face à lui par-delà son bureau d'acajou doré. C'était un petit homme frêle et légèrement voûté, le teint hâlé et le poil noir, la barbe broussailleuse et la moustache tourbillonnante contrastant avec le cheveu hâtivement coupé court, revêtu d'une tenue plus adaptée à la vie campagnarde qu'à la fréquentation des cercles mondains. Et quelle nonchalance dans l'attitude, les gestes et les paroles ! Une nonchalance que l'on dit typique des créoles et que certains n'hésiteraient pas à taxer de désinvolture et de paresse... Mais quand le regard du marquis croisa celui de son interlocuteur, il fut frappé par la flamme sombre qui y brûlait, révélant la force inflexible et la droiture de son caractère.

Le marquis ajusta son lorgnon et se pencha sur l'épais dossier ouvert devant lui. Cet Hippolyte Morestin est vraiment quelqu'un d'extraordinaire ! se dit-il en parcourant ses références. Né en Martinique d'un père médecin le premier septembre 1869 à Basse-Pointe. Études à Paris au lycée Louis-le-Grand, puis études de médecine à la Sorbonne avec une fulgurante ascension dans sa carrière hospitalière comme interne des hôpitaux et lauréat de l'Académie de Médecine en 1890, aide d'anatomie en 1891, prosecteur en 1892, docteur en médecine en 1894, lauréat de la Société de Chirurgie en 1895, chef de clinique chirurgicale en 1897, chirurgien des hôpitaux et vice-président de la Société d'Anatomie en 1898, et finalement professeur agrégé d'anatomie et de chirurgie en 1904. Chef du service d'oto-rhino-laryngologie de l'hôpital Saint-Louis en 1914, c'était un expert reconnu de la chirurgie carcinologique et un pionnier de la chirurgie réparatrice, une véritable sommité médicale que patients et confrères venaient consulter du monde entier et dont la liste des remarquables publications scientifiques était interminable.

Finalement, pensa le marquis de Vogüé, ce serait peut-être l'homme de la situation, et qui plus est sans aucune attache familiale. Il se redressa, ôta son lorgnon et s'adressa à son invité en s'efforçant de sourire avec une amabilité convenue.

«Mon cher professeur, vous n'êtes pas sans savoir que les récentes guerres balkaniques ont proportionnellement causé plus de blessés et de mutilés de la face que celles du siècle dernier ...

– Effectivement, Monsieur le marquis ! l'interrompit Morestin. L'apparition de la poudre à canon fit disparaître la chevalerie, mais l'industrialisation récente des conflits armés va définitivement leur ôter toute trace d'humanité. Il n'y aura plus dorénavant de nobles héros, mais rien que de la chair à canon !

– Certes, soupira la marquis au fond de son grand et confortable fauteuil en cuir… mais c'est pour sauvegarder un peu de cette humanité qu’en 1863 Henri Dunant fonda la société de la Croix-Rouge, dont le Comité International m'a chargé, en tant que président de la Société française de Secours aux Blessés Militaires, d'instaurer une commission d'études afin d'élaborer son plan d'action en faveur de ces victimes.

– Et en quoi consistera cette commission censée étudier comment réfléchir à préparer un plan et transmettre un rapport au Comité, qui à son tour l'étudiera et réfléchira à proposer un nouveau plan d'action… ou une nouvelle commission ? Je suis un homme d'action, Monsieur le président, pas de commission !

– Ne soyez pas cynique, je vous prie Monsieur le professeur, répondit calmement le marquis. Bien que le rôle du Comité International de la Croix-Rouge au cours des conflits balkaniques fut essentiellement de recenser les prisonniers et de visiter leurs lieux de détention, plusieurs équipes médicales et chirurgicales furent déployées sur le terrain pour soigner les combattants à Belgrade en Serbie, à Skopje et Monastir en Macédoine, ainsi qu'à Durazzo sur l'Adriatique et à Podgorica au Monténégro.

– Je le sais déjà, Monsieur le président, l'informa Morestin, car j'ai étudié le rapport rédigé par le délégué de votre Comité International, le docteur Carle de Marval. Mais puis-je vous faire remarquer qu'il s'agit là principalement d'initiatives individuelles de confrères suisses, soutenues financièrement par la générosité de donateurs suisses et que le Comité International de la Croix-Rouge s'est limité à remplacer leur drapeau suisse rouge à croix blanche par son propre drapeau blanc à croix rouge !»

La pique sembla laisser de marbre le marquis de Vogüé, qui revint aussitôt à la charge en tentant de jouer habilement sur la fibre patriotique et le sens du devoir de Morestin.

«Monsieur le professeur, je vous offre une occasion unique de porter haut les couleurs de notre chère Patrie, de ses sciences et de ses idéaux républicains. Vous êtes l'un des spécialistes mondiaux de la chirurgie réparatrice. Soyez membre de cette commission d'études qui rejoindra Belgrade, où nous disposons déjà d'une antenne. Inspectez les hôpitaux, rencontrez les blessés, discutez avec les équipes locales et dites-nous ce que peut faire le Comité International de la Croix-Rouge pour que les sourires renaissent sur ces visages mutilés !»

L'argument fit mouche...


«Parlez-moi plus en détail de cette commission, demanda Morestin après un temps de réflexion.

– Avec plaisir, répondit le marquis d'une voix suave. Votre mission ne devrait pas prendre plus de quelques semaines de votre temps. Vous visiterez les principaux hôpitaux de Serbie et de Bosnie-Herzégovine afin d'évaluer leurs capacités et leurs besoins en ce qui concerne la chirurgie maxillo-faciale des blessés de guerre. Vous jouirez de toute la latitude nécessaire pour mener à bien la partie scientifique de cette mission et vous serez secondé pour la partie administrative par Monsieur Louis Sévignac, jeune et brillant avocat au fait des arcanes diplomatiques, qui veillera à la réputation de neutralité de la Croix-Rouge. Pour vous épargner perte de temps, fatigue et inconfort, vous rejoindrez tous les deux Belgrade par l'Orient-Express, que l'on surnomme "le roi des trains et le train des rois". Vous méritez bien ce privilège, mon cher professeur ! Une fois sur place, toute la logistique sera assurée par nos collaborateurs indigènes, qui seront de précieux auxiliaires pour aplanir les multiples difficultés des langues et des coutumes locales. Enfin, Mademoiselle Amélie Delmont vous servira comme assistante et secrétaire. C'est une infirmière expérimentée de l'Union des Femmes de France, qui est une association humanitaire féminine créée en 1881. Elle est placée sous l'égide du Comité International de la Croix-Rouge, qui veille à coordonner les actions de nos deux associations. Votre retour s'effectuera selon votre convenance par train ou par bateau.»

Le marquis de Vogüé vit dans les yeux de Morestin que la petite flamme sombre se transformait en brasier. Il sourit en lui-même et se prépara à porter l'estocade finale en flattant d'une manière éhontée l'orgueil du professeur.

«Acceptez, cher ami ! Puisse cette mission avoir l'honneur de porter votre nom et, tel un nouvel astre au firmament de la renommée, faire rayonner au loin votre gloire et celle de la Croix-Rouge !

– Aucun honnête homme ne saurait se dérober à une si noble entreprise pour le progrès des sciences et le bien de l'humanité. J'accepte donc !

– Merci, Monsieur le professeur ! La Société de Secours aux Blessés Militaires se réjouit et s'enorgueillit de compter dans ses rangs un aussi illustre volontaire.»

Le marquis se leva en tendant une longue main blanche.

Morestin s'en saisit et la secoua vigoureusement.

«Vive la Croix-Rouge !», déclara poliment le marquis.

«Vive la France !», ajouta avec fougue Morestin.

CHAPITRE 4 : le train de la grande aventure.

Gare de l'Est.
Paris X, France.
Fin d'après-midi du dimanche 7 juin 1914.

Nonchalamment assis sur un banc de bois, Louis Sévignac profitait avec délice de la brise vespérale au subtil parfum de tilleul. Les yeux fermés, il écoutait une dernière fois les bruits familiers de Paris et de sa vie trépidante, dont il allait être privé durant plusieurs semaines. Pourrait-il seulement survivre à la vie rude et provinciale des Balkans, lui le papillon de nuit fasciné par la "Ville Lumière" ?

Louis ouvrit les yeux et fixa une grande horloge au fronton de la gare. Il était temps pour lui de monter dans le train de la grande aventure et de ne pas rester indéfiniment sur le quai. Il savait que cette mission de la Croix-Rouge était une opportunité unique et qu'il était inconcevable de décevoir la confiance que le marquis de Vogüé avait placée en lui.

Il se leva, saisit son sac de voyage et traversa la place pour entrer dans la gare. En franchissant le seuil de cet édifice, Louis éprouva le sentiment de pénétrer dans une gigantesque cathédrale, un grandiose temple de verre et de fer, voué au culte païen de la déesse Modernité, avec ses offices répétés à heures fixes selon un immuable rituel minutieusement codifié, et dont les tuyaux d'orgues seraient les locomotives chantant au loin les louanges du génie français.

Un moment désorienté dans la cohue des voyageurs, il aperçut enfin le marquis de Vogüé devisant sur un quai avec le professeur Morestin et se dirigea vers eux à grands pas.

«Ah ! Voici Monsieur Louis Sévignac», annonça le marquis.

Morestin vit un grand gaillard blond aux yeux bleus, au visage imberbe, rose et poupin. Malgré son léger embonpoint, il portait avec élégance un costume clair à la dernière mode et un canotier du dernier chic. Le cuir fauve de sa sacoche et de ses chaussures luisait de mille feux. Louis s'avança la main droite tendue, trébucha et tomba littéralement dans les bras du professeur !

«Sacrebleu, s'exclama Morestin en lui-même, va-t-il falloir que je joue aussi les nourrices ?!

– Je suis vraiment confus, bredouilla Louis en retrouvant son équilibre, veuillez me pardonner Monsieur le professeur !

– Mon jeune ami, rien ne vaut une franche accolade pour établir la confiance», répondit Morestin avec une ironie que Louis ne perçut pas.

Louis laissa le marquis et le professeur continuer leur conversation et se retira à l'écart pour scruter ce train mythique, qui allait les transporter à deux mille kilomètres au cœur des Balkans en moins de trente-six heures.

Loin devant, apparaissait dans des nuages de vapeur la masse sombre d'une puissante machine, grondant et haletant comme une bête tapie prête à bondir. C'était une locomotive compound du type 230 avec tender, tirant comme mille chevaux au galop les trains rapides de la Compagnie de Chemins de Fer de l'Est. Juste derrière était accroché un fourgon de tête, puis venait la voiture-restaurant, suivie des trois voitures-lits et du fourgon postal de queue.

Louis caressa une grande voiture spécialement construite pour la Compagnie Internationale des Wagons-Lits, dont le nom et le blason se dessinaient en lettres de laiton poli sur la caisse en bois de teck verni. Vingt et un mètres de long pour presque quarante tonnes, avec huit compartiments desservis par un large couloir latéral et pouvant accueillir chacun deux personnes dans un confort digne des plus luxueux hôtels !

Mais le véritable secret d'un tel confort résidait sous le wagon dans son système de suspension. Dans les trains européens classiques, les essieux étaient fixés au châssis par une suspension rudimentaire laissant durement ressentir toutes les irrégularités de la voie ferrée. Tandis que ces voitures à caisse en bois sur châssis métallique étaient suspendues sur deux bogies de deux essieux chacun, amortis par des dizaines de ressorts à lame et hélicoïdaux. Ce système apportait un confort inégalé et améliorait la sécurité de ces longues voitures dans les courbes. Il apportait aussi une élégante solution au problème de la différence d'écartement des rails des réseaux ferrés européens. Plus besoin de changer de voiture, il suffisait de changer les bogies sous la caisse !

Louis fut rejoint par de Vogüé et Morestin.

«Le moment est venu de nous séparer, mes chers amis, dit le marquis. Toutes vos affaires vous attendent déjà dans votre compartiment, car l'un des privilèges des voyageurs de l'Orient-Express est que la Compagnie se charge d'enlever à domicile les bagages et de les mettre au train. Toutes mes pensées vous accompagnent et que Dieu vous garde !»

Ils remercièrent chaleureusement le marquis et le regardèrent en silence s'éloigner. Puis Morestin fit signe à un employé de la compagnie en uniforme brun et le pria de les conduire à leur compartiment. Cette personne, que l'on appelle un "conducteur", les invita courtoisement à monter dans la dernière voiture, ouvrit la porte de leur compartiment avec sa clef spéciale, leur montra leurs valises déjà rangées sur le porte-bagage en bronze, le petit cabinet de toilette ouvert, et les lits déjà préparés avec leurs draps fins et leurs oreillers de plume. Avant de se retirer en leur souhaitant une bonne nuit et un agréable voyage, il s'assura qu'ils n'avaient besoin de rien et les invita à l'appeler grâce à la sonnette au moindre de leurs désirs.

Louis se laissa tomber dans un fauteuil et laissa son regard errer sur les panneaux d'acajou brun-rouge décorés de superbes marqueteries en bois clair, sur le bronze luisant des accessoires et de l'éclairage électrique, sur la vasque argentée dans le petit cabinet de toilette, sur les somptueux tapis et les riches tissus assortis…

Il fut tiré de sa rêverie par des coups de sifflets annonçant un départ immédiat.

En jetant un regard à travers la fenêtre, il éprouva l'étrange sensation de se sentir immobile et de voir le monde extérieur se mettre en mouvement.


Et Louis se laissa emporter vers son destin.

CHAPITRE 5 : un souper dans l'Orient-Express.

Voiture-Restaurant de l'Orient-Express.
Est de la France.
Soirée du dimanche 7 juin 1914.

La nuit était tombée et le train filait à vive allure à travers les vignobles champenois.

Après avoir rangé leurs affaires, Louis et Morestin décidèrent de se rendre à la voiture-restaurant pour souper. Ils remontèrent tout le train, avec force courbettes et salutations aux éminentes personnalités de chaque voiture traversée, et atteignirent enfin leur destination où les accueillit un maître d'hôtel obséquieux. La salle resplendissait sous la baguette étincelante de la fée Électricité et des convives bruyants y menaient déjà joyeuse vie. Les deux compagnons demandèrent d'être assis à l'écart, près de la porte.

Pendant que Morestin parcourait le menu et la carte des vins, Louis admira l'agencement de la table. Malgré un regard réprobateur du professeur, il ne put s'empêcher de caresser la nappe brodée immaculée et les assiettes de porcelaine fine, ni de manipuler les couverts d'argent et les verres à pied en cristal étincelant, tous marqués du monogramme de la Compagnie Internationale des Wagons-Lits.

Le potage fut rapidement servi. Le confort de la suspension était tel qu'aucune ondulation ne venait en troubler la surface ! Ils mangèrent d'abord en silence puis, comme la suite du service se faisait attendre, ils engagèrent la conversation.

«Sévignac n'est-il pas un nom d'origine bretonne ? dit Morestin le premier.

– Tout à fait, Monsieur le professeur ! Ma famille est originaire des Côtes du Nord, mais je suis né à Paris, précisa Louis.

– Cela vous a épargné les affres du déracinement que j'ai vécues.

– Mais pas les moqueries de mes condisciples à propos des "ploucs" qui "baragouinent". Savez-vous d'où viennent ces expressions, Monsieur le professeur ?

–  Non, je l'avoue, Monsieur Sévignac.

– "Plou" est le mot breton pour la paroisse, expliqua Louis, tandis que "bara" signifie le pain et "gwin" le vin. Les paysans bretons montant travailler sur Paris au siècle dernier venaient tous de "Plou-quelque-part" et parlaient mal le français pour demander le pain et le vin. Ils étaient les frères de misère de Bécassine, la naïve petite bonne bretonne, et l'objet de bien de moqueries et de mépris, comme l'étaient les barbares chez les grecs.»

Le maître d'hôtel apporta enfin les pièces de bœuf rôties au four et accompagnées de petits légumes, tandis que le sommelier présentait à Morestin une bouteille de vin Chambertin grand cru. Celui-ci le goûta en connaisseur et acquiesça d'un signe de tête.

«Vous êtes donc devenu avocat pour maîtriser l'éloquence, reprit Morestin, pour prouver qu'ils avaient tort et pour rendre le monde meilleur en combattant les injustices.

– Exactement, Monsieur le professeur ! s'exclama le jeune homme avec étonnement. Comment avez-vous deviné ?!

– C'est une histoire que je ne connais que trop bien... confessa Morestin. Avant d'être un professeur reconnu et honoré, j'ai connu une autre vie dans un autre monde.

– Racontez-moi, je vous en prie Monsieur le professeur !»

Morestin hésita longuement mais consentit finalement à satisfaire la curiosité du jeune homme.

«Je suis né à Basse-Pointe, commença à raconter Morestin d'un air songeur, une petite ville sur la côte atlantique au nord de la Martinique, où mon père était médecin. Mon enfance y fut douce et insouciante. Mais j'ai grandi et mes parents confièrent mon éducation aux pères du petit séminaire de Saint-Pierre.

– Comment était la vie, là-bas ? questionna Louis avec empressement.

– Cette ville de Saint-Pierre était un petit paradis dans la mer des Caraïbes, poursuivit le professeur. Des navires du monde entier venaient s'y ancrer pour charger leurs cargaisons de sucre et de rhum. On la surnommait le "petit Paris des Antilles" à cause de son charme tropical, de sa vie culturelle foisonnante et de l'élégance vestimentaire de sa bourgeoisie. Ah ! Vous auriez dû voir la sortie de sa cathédrale Notre-Dame du Bon Port après la grande messe dominicale, son carnaval, ses réceptions et ses bals chez le gouverneur, ou les représentations en soirées dans son théâtre tout illuminé par l'électricité… oui, à l'électricité !

– Et pourquoi en êtes-vous parti ? osa demander Louis.

– Les enseignants de mon école se plaignaient de mon caractère turbulent, indiscipliné, frondeur et querelleur. Ils ont fini par me renvoyer à mes parents, qui ont alors décidé de m'exiler au lycée Louis-le-Grand de Paris. Cela m'a déchiré le cœur mais cette épreuve m'a probablement sauvé la vie. Connaissez-vous la Montagne Pelée ? demanda subitement Morestin.

– Je me rappelle avoir lu des articles de journaux, il y a plus de dix ans, sur l'éruption catastrophique de ce volcan, répondit Louis.

–  Effectivement ! confirma Morestin. Le matin du 8 mai 1902, à huit heures et quelques minutes, une formidable explosion éventra le volcan, d'où jaillit une nuée ardente qui couvrit en un clin d’œil la ville et la rade de Saint-Pierre. Tout s'embrasa instantanément ! Imaginez un chœur de trente mille gorges hurlant de douleur et de terreur dans le souffle brûlant de l'Enfer ! Quel pandémonium !»

Louis blêmit à cette seule pensée et chercha à se réconforter en buvant une bonne gorgée de vin d'une main tremblante.

«Et parmi elles, ajouta pensivement Morestin, se trouvaient des membres de ma famille... La ville ne fut plus jamais la même. Savez-vous que des politiciens sont entièrement responsables de cette catastrophe ?

– Vraiment ?! s'étonna Louis avec stupeur. Comment donc cela se pourrait-il ?!

– Parce qu'ils ont stupidement négligé des avertissements de la nature. Parce qu'ils ont préféré ne pas protéger la population plutôt que d'annuler une élection, s'emporta peu à peu Morestin. Les jours précédents furent marqués par des secousses sismiques et des coulées de boue meurtrières. Les experts consultés affirmèrent qu'il n'y avait rien à craindre, car le relief protégerait la ville des coulées de lave. Comment pouvaient-ils imaginer que ce qui allait arriver ne s'était plus produit depuis l'éruption du Vésuve, qui engloutit les villes d'Herculanum et de Pompéi deux millénaires auparavant ?! Sur ordre ministériel, le gouverneur Louis Mouttet refusa de faire évacuer la population pour ne pas devoir annuler le second tour des élections législatives prévu le 11 mai. Trente mille personnes, du simple coupeur de cannes au gouverneur, payèrent d'une mort atroce cette impéritie ! Pourquoi nos politiciens ont-ils agi ainsi ?! Ils auraient pu prévoir ! Ils auraient dû prévoir !»

Morestin explosa subitement de colère en frappant du poing sur la table et la voiture-restaurant se figea, comme congelée par un brutal souffle glacial.

«Je pense qu'il vaudrait mieux nous retirer», murmura Louis.

Ils se levèrent et sortirent sans un bruit ni un seul mot.

La porte se referma immédiatement derrière eux.

Les rires et les conversations reprirent alors comme si de rien n'était...

CHAPITRE 6 : la langue de l'espoir.

Train Orient-Express.
Royaume de Bavière, Allemagne.
Journée du lundi 8 juin 1914.

La frontière allemande fut atteinte vers une heure du matin, mais les passagers ne furent alors même pas tirés de leur sommeil pour présenter leurs passeports aux douaniers. Il existait une sorte d'accord d'extraterritorialité pour les passagers de l'Orient-Express tout au long du trajet, car les douaniers se contentaient d'enregistrer les documents présentés par le conducteur responsable de la voiture-lit, à condition que les passagers ne sortent pas de la gare. Leur seule contrainte fut d'avancer leurs montres d'une heure pour se conformer à l'heure officielle allemande.

Tracté par de puissantes locomotives allemandes, le train contourna les Vosges par le nord pour atteindre le Rhin à Strasbourg. Il franchit le fleuve sur le pont de Kehl et suivit ensuite sa vallée en traversant l'État de Bade jusqu'à Baden-Baden et Karlsruhe, puis obliqua vers Pforzheim en longeant la Forêt Noire pour atteindre le Royaume du Wurtemberg. Vers sept heures du matin, le train entra dans la gare de Stuttgart sur la rivière Neckar. Puis il entama la traversée du plateau souabe, où le Danube prend sa source, et atteignit Ulm un peu avant neuf heures.

Morestin et Louis s'étaient levés tôt et avaient déjà fait leur toilette quand on leur apporta le petit-déjeuner composé de croissants frais avec confitures, de boissons chaudes, d'œufs à la coque avec des toasts beurrés et de fruits. Louis choisit d'appétissantes cerises et un thé de Ceylan, alors que Morestin demanda une banane et un chocolat au lait préparé à la manière antillaise, très sucré et épicé avec de la vanille et de la cannelle.

Après ce repas, chacun vaqua à ses occupations. Accoudé à la fenêtre, Louis admirait les paysages bavarois défilant sous ses yeux, tandis que Morestin, confortablement installé dans un grand fauteuil, feuilletait divers journaux pour passer le temps.

«Écoutez donc cela, Sévignac ! s'écria-t-il soudain. Il est écrit que le cinéma Gaumont-Palace de Paris va accueillir du 2 au 9 août prochain le dixième congrès mondial d'espéranto, auquel sont déjà inscrits trois mille participants venant de trente-huit pays !

– Ce sera un événement mémorable, répondit Louis, probablement le congrès du siècle auquel j'aimerais moi aussi participer, car je suis espérantiste depuis déjà plusieurs années.

–  Vous ?! s'étonna Morestin. Comment cela vous est-il arrivé ?!

– C'est grâce à deux personnalités extraordinaires, le général Hippolyte Sebert et Monsieur "Carlo" Bourlet, deux scientifiques rigoureux et renommés, dont la ferveur n'est en rien comparable avec celle de farfelus illuminés. Ce général est un artilleur en retraite, un polytechnicien féru de botanique et de photographie, expert dans les systèmes de classification. Il découvrit l'espéranto en 1898 et se dépense depuis sans compter pour faire reconnaître la valeur de cette langue dans les domaines scientifiques à travers l'Office Central Espérantiste. Monsieur Charles Bourlet, d'environ vingt-cinq ans son cadet, était quant à lui docteur ès sciences, un mathématicien de renom et un professeur de mécanique au Conservatoire des Arts et Métiers de Paris, s'efforçant toujours de joindre la théorie à la pratique. Devenu espérantiste en 1900, il développa rapidement cette langue en France comme président du Groupe Espérantiste de Paris et fonda en 1906 "La Revu'o", une gazette littéraire mensuelle en espéranto. Il est malheureusement décédé en août dernier et c'est pour nous une perte immense.

– Je vous présente toutes mes condoléances ! Mais qu'est-ce qui a bien pu les séduire dans ce langage ?! poursuivit Morestin.

– Je pense que ce doit être sa grande simplicité, sa rigoureuse logique et sa parfaite régularité, qualités toutes scientifiques qui devraient aussi plaire à un esprit comme le vôtre. Peut-être aussi la remarquable expressivité de cette langue. Voulez-vous que je vous en expose les principes ? proposa Louis.

– Je vous en prie, mon jeune ami, consentit Morestin. Ce sera un manière instructive d'occuper notre temps.»

Louis présenta au professeur les règles de base de l'espéranto en mettant en avant les qualités et les avantages de sa grammaire et de sa manière de construire les mots. Il répondit patiemment toutes les questions et à toute les remarques de Morestin, dont l'opinion évolua peu à peu jusqu'à être tout à fait convaincu.

«Cette langue est vraiment une belle création de l'esprit humain, concéda le professeur. Combien de temps vous a-t-il fallu pour la maîtriser ?

– Cent heures d'études m'ont permis de lire et d'écrire aisément l'espéranto, précisa Louis, mais pour bien le parler il faut pouvoir voyager et participer aux cercles espérantistes. Un Français en connaît déjà l'alphabet et plus de deux-tiers des racines. La logique de la langue rend les efforts de mémorisation minimaux et chacun peut former, selon sa sensibilité et sa culture, un mot qui sera compris de tous si les règles sont respectées. Les deux problèmes pour nous, Français, sont l'usage de l'accusatif et l'accent tonique. Sans vouloir vous offenser, Monsieur le professeur, lorsqu'on vous entend prononcer un mot en espéranto, l'on reconnaît immédiatement votre origine à l'accentuation de la dernière syllabe et à la manière "non roulée" de prononcer les "R".»

En regardant par la fenêtre, Morestin s'aperçut que le train tiré par une puissante locomotive bavaroise Pacific S 3/6 de 1800ch avait déjà traversé Munich et fonçait à toute vapeur vers Salzbourg à la frontière autrichienne. La faim commençait à se faire sentir. Pour éviter tout nouveau scandale, ils décidèrent d'un commun accord de ne pas se rendre à la voiture-restaurant et de se faire apporter une collation dans leur compartiment. Louis et Morestin venaient de terminer leur repas, quand leur train franchit la frontière autrichienne à Salzbourg. Il allait suivre ensuite le cours du Danube jusqu'à Vienne, mais le réseau ferré austro-hongrois avait été construit à l'économie et les performances s'en ressentaient. Les rampes ferroviaires autrichiennes nécessitaient parfois de jumeler deux ou même trois locomotives 131 pour tirer un train qui n'avait plus rien d'un express. Ils n'atteignirent Vienne qu'à la nuit tombée.

Morestin s'était assoupi, bercé par le roulement régulier du train. Il interpella Louis à son réveil.

«Monsieur Sévignac, votre espéranto m'obsède jusqu'à s'immiscer dans mes rêves !

– J'espère qu'il ne s'agissait pas d'un cauchemar, Monsieur le professeur, s'excusa Louis.

– Non, pas vraiment, le rassura Morestin. Je me voyais sur un champ de bataille, soignant les blessés sans distinction de camp ni d'uniforme. Et le plus étrange, c'est qu'ils parlaient tous la même langue ! Une langue sonnant familièrement à mes oreilles mais que je n'arrivais pourtant pas à comprendre, tout comme le professeur Pierre Aronnax confronté à l'équipage du sous-marin Nautilus dans le célèbre roman de Jules Verne intitulé "Vingt mille lieues sous les mers".

– C'est un rêve vraiment prémonitoire ! s'exclama Louis. Savez-vous que la Croix-Rouge est favorable à l'utilisation de l'espéranto par ses équipes ? Le lieutenant-instructeur Georges Bayol enseigna l'espéranto à l'école spéciale militaire de Saint Cyr. Il a rédigé en 1906 pour la Croix-Rouge un manuel contenant tout le vocabulaire de base et les phrases courantes pour interroger les blessés de divers pays sur leur état de santé grâce à l'espéranto. Il est aussi à l'origine de la Société Française Espéranto-Croix-Rouge fondée en 1907.

– Enfin une véritable application pratique, ironisa Morestin. Mais si on enseigne l'espéranto aux militaires, ce n'est pas pour mieux soigner les blessés. C'est dans le but de rendre plus efficaces les opérations conjointes internationales, comme par exemple celle de Pékin en 1900. Rappelez-vous que, pour secourir les légations occidentales assiégées par les Boxers chinois et mater leur révolte dans les provinces, il fut décidé par l'Allemagne, l'Autriche, les États-Unis, la France, l'Italie, la Grande-Bretagne, le Japon et la Russie de constituer une armée internationale d'environ soixante mille hommes placés sous le commandement suprême du feld-maréchal comte Alfred von Waldersee. Plusieurs milliers de soldats français participèrent à cette expédition, qui aboutit à la signature d'un traité de paix avec la Chine. Imaginez l'avantage tactique dont auraient bénéficié ces troupes si elles avaient utilisé une langue commune !

– Ce n'est absolument pas dans ce but que Zamenhof créa l'espéranto ! protesta Louis avec indignation. Voulez-vous entendre l'histoire de cette invention ?

–  Je vous en prie, Monsieur Sévignac, répondit Morestin avec courtoisie. J'aime explorer toutes les facettes d'une affaire.

–  Louis Lazare Zamenhof naquit le 15 décembre 1859 dans la ville de Bialystok, expliqua Louis. Cette cité fut successivement lituanienne, polonaise, prussienne et fait maintenant partie de l'Empire tsariste depuis les traités de Tilsit en 1807. Diverses communautés y vivent dans un climat tendu, chacune avec sa langue et ses traditions. S'y côtoient des Grands-Russiens, des Petits-Russiens et des Blancs-Russiens orthodoxes, des Polonais catholiques, des Allemands et des Baltes protestants et enfin des juifs parlant le yiddish. Dès son adolescence, Zamenhof fut hanté par l'idée d'inventer une langue neutre qui permettrait à toute ces communautés de se comprendre et de se rapprocher pour vivre enfin ensemble et non plus côte à côte ni face à face. Ainsi naquit l'espéranto en 1887 après plusieurs essais infructueux. Imaginez tout le bénéfice que pourraient tirer de l'usage de cette langue les empires russe et austro-hongrois composés d'une mosaïque de peuples réticents à se voir imposer la langue du vainqueur !

–  Cet homme semble être animé d'une vision véritablement mystique, commenta Morestin.

–  Vous ne pensez pas si bien dire, répondit Louis, car pour lui l'aspect le plus important de l'espéranto n'est pas la langue elle-même, mais son "idée interne", sa philosophie, qu'il nomme hom'ar'an'ism'o. Il créa ce mot pour décrire son interprétation des enseignements du célèbre rabbin Hillel "le sage" et son élargissement à toute l'humanité. La traduction en français ne peut se faire que par une périphrase. Ainsi, la racine hom signifie l'être humain; le suffixe ar donne l'idée d'ensemble et hom'ar'o signifie donc l'humanité; le suffixe an signifie être membre d'un groupe et on pourrait donc traduire hom'ar'an'o par membre de l'humanité; enfin, le suffixe ism décrit une doctrine. Il s'agit donc d'une philosophie selon laquelle les espérantistes se considèrent comme membres de la famille humaine et agissent envers les autres comme ils voudraient qu'on agisse envers eux, sans discrimination et en respectant la liberté individuelle.

– C'est en quelque sorte notre devise républicaine "Liberté-Égalité-Fraternité" appliquée au monde entier, avec aussi Laïcité, résuma Morestin. Quelle belle utopie que ce retour au monde mythique d'avant Babel... mais cela reste une utopie quand même !

– Et cette utopie est partagée non seulement en Occident mais aussi en Orient, précisa Louis. J'ai rencontré l'an passé à Paris un vénérable sage persan qui rêvait de réunifier l'humanité de la sorte.

– Vraiment ?! s'étonna le professeur. Je suis curieux d’entendre votre récit.

– J'ai rencontré Monsieur 'Abdu'l-Bahá' 'Abbas le 12 février 1913 à l'Hôtel Moderne de Paris, commença de raconter Louis, lors d'un banquet espérantiste où l'avait invité Monsieur Bourlet. Son père, Bahá'u'lláh, était le prophète fondateur d'une nouvelle religion orientale, qu'on appelle le bahaïsme. Ce dernier est considéré par ses disciples comme le retour du Christ, chargé d'établir le Royaume de Dieu sur terre en unifiant les peuples de l'Est et de l'Ouest, du Nord et du Sud. Mais cela ne pourra se réaliser, d'après lui, tant que l'humanité n'aura pas adopté une langue et un alphabet communs. Dans ses écrits il exhorte les dirigeant du monde à réunir une commission internationale d'experts pour choisir une langue déjà existante, ou en inventer une nouvelle, qui sera enseignée dans toutes les écoles comme langue auxiliaire commune à côté des langues maternelles.

– Les grands illuminés osent tout, railla Morestin, c'est d'ailleurs à cela qu'on les reconnaît !

– Peut-être, concéda Louis, mais ce Monsieur 'Abdu'l-Bahá' 'Abbas me fit grande impression. Imaginez un noble vieillard à la longue barbe blanche, enveloppé dans une grande cape en laine brune et portant un couvre-chef blanc enturbanné typique des Persans. Son visage rayonnait de douceur et de bonté malgré l'évidente fatigue causée par le grand âge et les longs voyages. Il faut savoir que, depuis l'âge de huit ans et durant quarante années, il accompagna fidèlement son père dans les tribulations de son exil à travers le Moyen-Orient comme prisonnier de l'Empire ottoman. Il devint son secrétaire, puis son successeur à la tête de la communauté. Libéré de sa prison par le révolution des Jeunes-Turcs, il a pris son bâton de pèlerin pour venir en Occident faire connaître les enseignements de son père. Il séjourna en France et en Angleterre en 1911, puis il parcourut le continent Nord-Américain en 1912 et l'Europe continentale en 1913 avant de retourner définitivement à Haïfa en Terre Sainte.

– Et qu'a-t-il donc dit aux espérantistes présents lors de ce banquet ? s'enquit Morestin.

– Il s'exprimait en persan et la traduction fut assurée par un avocat bahaï français, Monsieur Hippolyte Dreyfus. Il commença par expliquer les enseignements de son père sur la nécessité d'une langue commune comme le plus grand des instruments pour promouvoir l'harmonie et la civilisation parmi les peuples de la Terre. Il fit remarquer avec une pointe d'humour que, grâce à cette langue, il n'aurait pas besoin de traducteur pour s'adresser à nous ! Puis il rendit grâce à Dieu pour l'invention de l'espéranto par le Docteur Zamenhof, dans lequel il voyait le début de la réalisation d'un des enseignements fondamentaux de Bahá'u'lláh. Il pria pour que l'espéranto soit universellement reconnu par les autorités, enseigné dans les écoles et utilisé dans les conférences et les congrès. Il proposa un échange d'enseignants entre la France et la Perse pour propager l'espéranto. Il remercia enfin les espérantistes de leur accueil chaleureux et les assura que leurs efforts au service de l'humanité ne resteront pas vains.

– Puisse-t-il en être ainsi ! conclut Morestin. Mais la langue n'est pas seulement un outil de communication. C'est aussi et surtout un pouvoir, qui façonne les esprits et conditionne la vision du monde. Chaque nation tente d'imposer la sienne et la défendra de toutes ses forces contre une langue internationale comme l'espéranto, dont le besoin se fait pourtant sentir d'une manière de plus en plus évidente avec le développement des moyens de transport et de communication modernes. Il est temps maintenant d'aller nous coucher, car nous atteindrons Belgrade demain à l'aube et nous devrons être en pleine possession de nos moyens.»

La ville de Budapest fut atteinte peu après minuit, et ils ne purent admirer les deux villes unies par un magnifique pont suspendu. L'antique cité de Buda était construite à flanc de colline sur la rive droite du Danube, tandis que la nouvelle ville de Pest s'étendait sur la plaine de la rive gauche. Entre Budapest et la Serbie, le train se traînait en suivant les méandres du fleuve dans une immense plaine marécageuse d'aspect désolé. Puis il s'enfonça dans un tunnel creusé sous la forteresse de Peterwardein et déboucha sur le plateau entre le Danube et la Save.

En face de la douane serbe située à Semlin, au confluent des deux rivières, on apercevait les lumières de Belgrade.

Le train y pénétra finalement au petit matin en traversant la Save sur un pont long de quatre cents mètres


CHAPITRE 7 : mes hommages, Mademoiselle Delmont !

Hôpital de Vračar.
Belgrade, capitale du royaume de Serbie.
Matinée du mardi 9 juin 1914.

Louis et Morestin étaient attendus sur le quai de la gare par un cocher parlant français, qui leur souhaita la bienvenue, se chargea de rassembler leurs bagages et les conduisit en fiacre jusqu'à l'hôpital de Vračar, où les reçut l'équipe locale de la Croix-Rouge.

Situé au numéro 2 de la rue Pasterova, cet hôpital fut construit de 1904 à 1909 sur les plans de l'architecte Danilo Vladisavljević. Il était composé, selon le modèle hygiéniste pavillonnaire en vogue à l'époque, de plusieurs édifices de style néo-romantique dispersés dans un parc parmi des jardins. C'était l'hôpital le plus moderne des Balkans et le plus renommé pour la qualité des soins apportés aux blessés lors des guerres balkaniques ainsi que pour son école de médecine.

Le fiacre s'arrêta devant le bâtiment administratif qui ressemblait à un petit manoir rose avec une tour crénelée. Louis et le professeur en descendirent et gravirent quelques marches pour atteindre le perron où se tenait toute l'équipe de la Croix-Rouge, avec à sa tête Mademoiselle Amélie Delmont.

Amélie était une svelte jeune femme aux traits réguliers avec un nez droit et fin, de grands yeux verts et un teint d'albâtre. Revêtue de son uniforme immaculé, elle se tenait la tête fièrement levée, sa coiffe d'infirmière posée comme un diadème sur son opulente chevelure rousse enroulée en un chignon romantique. Un énigmatique sourire flottait sur ses lèvres.

Louis réussit à gravir les marches sans trébucher, ôta son chapeau et effectua un parfait baise-main.

«Mes hommages, Mademoiselle Delmont !», dit-il en rougissant légèrement.

Amélie rougit à son tour.

«Incroyable, grommela Morestin entre ses dents. Je vais non seulement devoir jouer les nourrices mais aussi les chaperons !»

Après les présentations réciproques et les nombreux toasts portés au succès de la mission Morestin, le professeur demanda à effectuer une visite de l'hôpital. Encouragé par l'alcool des multiples toasts, Louis profita de l'absence de Morestin pour faire connaissance avec Amélie.

«Mademoiselle Delmont, vous rayonnez de bonheur et de beauté !

– Merci Monsieur Sévignac, répondit Amélie avec un charmant sourire. Soigner les gens avec passion me comble complètement.

– Vos parents sont certainement très fiers de vous, continua le jeune avocat.

– J'espère qu'ils le seraient s'ils n'étaient pas déjà décédés depuis longtemps, soupira Amélie. Ma mère mourut peu après ma naissance de fièvre puerpérale et mon père de tuberculose alors que je n'étais qu'un petite fille

–  Je vous présente toutes mes condoléances, compatit Louis.

– Une tante éloignée m'accueillit chez elle et veilla à mon éducation. Elle désirait que je devienne la digne épouse d'un homme éminent et la mère attentionnée de nombreux enfants, mais mon seul désir était de devenir infirmière comme mon modèle Florence Nightingale.

– Qui d'autre peut mieux soigner qu'une mère ? dit trop rapidement Louis, qui comprit tout de suite son faux-pas en voyant l'étrange regard d'Amélie.

–  Mademoiselle Nightingale ne se maria jamais et n'eut jamais d'enfant, répliqua-t-elle, mais elle eut une vie aventureuse et connut le succès, la gloire et l'amour. Aurait-elle pu le faire si un mari l'avait aussi sévèrement chaperonnée qu'un père sa fillette ?! Sévignac, vous ressemblez à un gamin imberbe mais vous pensez comme ces vieux barbons, qui ont décrété dans la constitution de notre troisième république que les femmes sont privées de tous droits politiques, car ils les croient naturellement trop faibles, émotives et stupides pour jouir des même droits que les hommes ! L'important n'est pas la nature mais l'éducation ! Le plus sot et grossier des hommes peut voter et même être élu, alors que la professeure Marie Curie, deux fois Prix Nobel, n'en a pas le droit ! Cette situation est-elle tolérable selon vous ?!»

Sous les remarques et les reproches d'Amélie, Louis fut saisi de stupeur et se recroquevilla peu à peu comme un clou progressivement enfoncé à coups de marteau. Le retour de Morestin, pleinement satisfait de sa première tournée d'inspection, le tira opportunément de l'embarras.

«Quel magnifique hôpital, Louis ! C'est véritablement un "lieu pour guérir" et non pas seulement pour "entasser les malades". Ses bâtiments sont modernes, clairs, aérés et conçus rationnellement. Son personnel applique scrupuleusement la méthode d'asepsie mise au point par mon confrère hongrois Ignace Semelweiss pour combattre le fléau de la pourriture infectieuse : savon noir, hypochlorite et "huile de coude" ! Mes confrères serbes sont extrêmement dévoués et compétents, mais leur matériel n'est pas à la pointe du progrès.»

Morestin demanda à ce qu'on apporte sa malle.

«Approchez-vous, Mademoiselle Delmont, dit-il en faisant un petit signe de la main à Amélie. Puisque vous êtes infirmière et que nous sommes amenés à collaborer, je veux vous montrer comment utiliser certains instruments.»

Morestin sortit de sa malle plusieurs boites métalliques qu'il ouvrit pour en montrer le contenu à Amélie. Elle y vit diverses sortes d'instrument chirurgicaux étincelants et des gants de caoutchouc.

«Un bon chirurgien ne voyage jamais sans ses propres instruments, déclara Morestin. Ce sont quasiment des prothèses qui augmentent ses capacités et lui permettent d'effectuer des miracles. Admirez ces superbes gants chirurgicaux inventés par le docteur Henri Chaput et réalisés sur mesure avec le meilleur caoutchouc ! Ils sont comme une seconde peau, imperméables et stérilisables à volonté en autoclave pour protéger tout à la fois le chirurgien et le patient.»

Morestin prit ensuite dans sa malle un coffret de bois verni. Il l'ouvrit et en sortit une boule de métal brillante.

«Voici à mon avis ce qui ce fait de mieux actuellement en matière d'anesthésie générale !», s'exclama-t-il fièrement en exhibant l'appareil inventé par Louis Ombrédanne.

La sphère métallique présentait sur le dessus une prise d'air et se prolongeait en dessous par un entonnoir muni d'un masque en caoutchouc. Elle portait sur le côté gauche un ballonnet fait d'une vessie de porc et sur le côté droit une molette métallique graduée de 0 à 8. Morestin ouvrit l'appareil devant Amélie et dit:

«Comme vous pouvez le constater, elle est creuse. On peut y introduire des compresses, un morceau de feutre ou une éponge, sur lesquels on versera le produit anesthésique. À la graduation 0, le patient ne respire que de l'air venant de l'extérieur, sans produit anesthésique. En tournant la molette, on manœuvre une valve à trois voies mélangeant l'air ambiant avec les vapeurs du produit anesthésique placé dans l'appareil. Le patient respire ce mélange contenu dans la vessie de porc, qui se gonfle et se dégonfle à chaque cycle respiratoire. Plus la valeur de la graduation augmente moins l'air frais entre dans l'appareil et plus le patient respire de vapeurs anesthésiques. À la graduation 8, l'air extérieur ne pénètre plus du tout et le patient ne respire que le contenu du ballonnet, qui s'appauvrit rapidement en oxygène avec un risque d'asphyxie !

–  Quels produits anesthésiques y verse-t-on ? demanda Amélie.

– On peut utiliser l'éther ou le chloroforme, qui produit une anesthésie plus rapide, plus calme et plus durable, mais présente plus de toxicité pour le cœur et le foie.»

Morestin fouilla dans sa malle et exhiba fièrement une petite ampoule brune entre le pouce et l'index.

«Mais ma préférence va au mélange de Schleich, le plus abouti et le plus fiable actuellement, composé de six parties d'éther pour trois de chloroforme et une de chloréthyl. Il cumule les avantages de chaque produit tout en diminuant leur toxicité. Cependant, je privilégie autant que possible l'anesthésie locale par injections d'une solution au centième de cocaïne, qui m'offre d'immenses avantages et me dégage des risques et des inconvénients de l'anesthésie générale. Les avantages sont l'économie de temps, l'inutilité d'une aide spécialisée en anesthésie, une liberté plus grande de manœuvre autour de ma table d'opération et, enfin, la collaboration possible pendant l'intervention entre le blessé et moi-même.»

Morestin continua encore un moment sa démonstration et ses explications, puis il donna à son assistante les directives pour organiser au mieux le travail de l'équipe. Tout était déjà planifié clairement et logiquement dans son esprit et il lui tardait de se mettre à l'ouvrage.

La mission Morestin faisait face à son destin.

CHAPITRE 8 : les "gueules cassées".

Hôpital de Vračar.
Belgrade, Serbie.
Matinée du lundi 15 juin 1914.

Le rythme et la puissance de travail du professeur Morestin épuisaient littéralement son entourage. Du lever au coucher du soleil, il travaillait infatigablement en enchaînant sans relâche les visites aux hôpitaux, les consultations des blessés, les démonstrations opératoires et les réunions de travail. Et quand on avait besoin de lui durant la nuit, on le trouvait toujours assis à son bureau en train de rédiger rapports et courriers, ou s'informant des plus récentes découvertes scientifiques. Certains en venaient à se demander s'il était réellement un être humain...

Médecins et administrateurs se plaignirent rapidement de son caractère lunatique, de sa froideur et de son extrême prétention. Il pouvait tout aussi bien accueillir quelqu'un avec une amabilité courtoise que lui faire durement ressentir sa supériorité avec une ironie mordante ou une brutale franchise. Louis dut faire preuve de toutes ses qualités de diplomate pour atténuer les conflits et panser les amours-propres blessés. Il excusait cette attitude comme la défense naturelle d'une âme trop sensible tentant de dissimuler sa compassion sous une apparente froideur, car tous reconnaissaient que le professeur Morestin faisait preuve d'un dévouement, d'une patience et d'une humanité sans bornes avec les blessés.

Cette matinée-là fut consacrée aux consultations des vétérans mutilés venus de toute la région. Amélie n'avait jamais rien vu de plus terrifiant que ces visages torturés, informes et littéralement monstrueux, faisant naître l'horreur, le dégoût et la répulsion dans bien des regards, mais pas dans celui de Morestin, comme s'il ne voyait que les êtres humains toujours présents sous ces masques hideux. Amélie fut émue au plus profond d'elle-même en découvrant dans leurs yeux tant de souffrance, de honte et de désespoir, parfois de colère et de haine, mais aussi l'immense espoir suscité par la venue de ce grand professeur de Paris.

L'émotion devint insoutenable quand un jeune homme se jeta aux genoux de Morestin et les étreignit avec frénésie pour implorer son aide. Ses yeux pleins de larmes étaient fixement et intensément levés vers le professeur tandis qu'entre deux hoquets coulait de son visage fracassé un torrent de salive, de morve et de mots, que l'interprète ne comprenait qu'avec de grandes difficultés. Il raconta qu'avant la guerre il était un paysan heureux, beau et joyeux, avec une femme adorée et un tout jeune enfant. Après sa blessure, il resta dans un hôpital éloigné durant de longs mois et soupirait chaque jour de les revoir. Mais quand vint enfin le moment tant attendu de pouvoir à nouveau les serrer dans ses bras et les embrasser, il découvrit de la gêne et même de la honte dans le regard de sa femme et son jeune fils terrorisé tenta immédiatement de s'échapper de ses bras en criant : «Pas papa ! Pas papa !» Il gémit finalement en pleurs qu'il préférait mourir que de vivre ainsi...

Amélie eut toutes les peines du monde à ne rien laisser paraître de ses émotions et décida d'interroger le professeur Morestin après la séance pour obtenir des explications.

«Monsieur le professeur, auriez-vous un peu de temps à m'accorder pour m'apporter des précisions sur notre mission ?

– Nous en aurons tout le temps durant le repas, Mademoiselle Delmont, si vous consentez à partager mon déjeuner, proposa-t-il.

– Merci Monsieur le professeur, ce sera pour moi un honneur et un plaisir !», répondit Amélie.

Ils allèrent ensemble au réfectoire du personnel et s'attablèrent à l'écart pour discuter sans être dérangés. On leur apporta du thé et un plat de podvarak fumant, une sorte de choucroute locale qu'ils entamèrent avec appétit, avec en dessert des baklavas à la pistache.

«Que voulez-vous savoir, Mademoiselle Delmont ? demanda sans ambages Morestin.

–  Monsieur le professeur, répondit Amélie, je m'interroge sur le réel bénéfice que tirent tous ces malheureux de notre présence.

– Je comprends votre déconvenue, compatit Morestin, mais notre mission consiste principalement à étudier les blessures maxillo-faciales causées par les guerres modernes. Il nous faut d'abord comprendre leurs mécanismes avant de pouvoir les traiter et de les prévenir le plus efficacement possible.

– Ces blessures sont-elles si différentes de celles des guerres d'antan ?

– Oui, car les blessures causées par les armes blanches ou les balles rondes en plomb sont moins traumatisantes et plus simples à traiter. Les maladies tuaient alors beaucoup plus de soldats que les combats, comme l'a démontré statistiquement Mademoiselle Florence Nightingale lors de la guerre de Crimée. La puissance de destruction des armes et des munitions modernes n'a plus rien de comparable avec celles de cette époque. C'est désormais un véritable orage d'acier qui s'abat sur les soldats s'obstinant à charger sabre au clair ou baïonnette au canon, fracassant leurs os et déchiquetant leurs chairs.

–  Et que préconisez-vous donc, Monsieur le professeur ?

– Je recommande tout d'abord d'équiper chaque soldat d'un casque d'acier pour protéger la tête. Ensuite, de réorganiser les premiers secours afin de prévenir les complications de ce type de blessures. Et enfin de mettre sur pied à l'arrière des centres spécialisés, où seront dirigés rapidement ces blessés pour être pris en charge par des équipes pluridisciplinaires.

–  De quelles complications s'agit-il, Monsieur le professeur ?

– Selon les rapports des médecins militaires, les munitions modernes sont extrêmement délabrantes, causant des fractures complexes et pouvant arracher toute une partie du visage. Le risque immédiat est de mourir d'hémorragie ou d'asphyxie. Puis apparaissent rapidement l'infection du poumon par inhalation et celle des plaies souillées par de multiples débris. Si ces plaies ne sont pas correctement et rapidement traitées, il survient des problèmes de cicatrisation conduisant à des rétractions fibreuses des chairs. On peut aussi constater des contractures musculaires entravant l'ouverture de la bouche, la mastication et l'élocution. Et les fractures consolident mal aussi, avec apparition de cals vicieux et de pseudarthroses. Ces complications évitables retardent et rendent plus difficile la reconstruction fonctionnelle et esthétique. L'idéal serait de disposer près de la zone de combat d'équipes chirurgicales capables de sauver la vie de ces blessés, de nettoyer et de désinfecter leurs plaies rapidement, et de les évacuer le plus vite possible vers les centres spécialisés.

– Et comment y envisagez-vous leur prise en charge, Monsieur le professeur ? poursuivit Amélie.

– Le partie la plus humaine de l'homme est le visage, où se concentrent toutes les relations au monde par les organes des sens et les fonctions expressives. Son altération ne porte pas seulement atteinte à l'image physique mais aussi à l'image psychique de soi et "perdre la face", au sens propre comme au sens figuré, peut être insupportable autant pour les blessés eux-mêmes que pour leur entourage. Si le philosophe Friedrich Wilhelm Nietzsche avait vu la misère et l'angoisse de ces malheureux, ravagés physiquement et mentalement pour le restant de leurs jours au point de regretter d'avoir survécu, il n'aurait pas affirmé si péremptoirement que tout ce qui ne vous tue pas vous rend plus fort ! Leur redonner figure humaine et confiance en eux est une œuvre de patience qui ne peut être réalisée que par toute une équipe pluridisciplinaire dans un cadre sécurisant. Il faut bien sûr des chirurgiens et des infirmières, mais aussi des dentistes, des neurologues et des psychiatres, des oto-rhino-laryngologistes, des ophtalmologues, des prothésistes et des kinésithérapeutes.

–  Notre science médicale en a-t-elle les moyens ? douta Amélie.

– Nous avons quelques bases, mais je dois confesser que nous ne réaliserons de progrès que par l'expérience acquise sur le terrain lors des prochains conflits, fut forcé de reconnaître Morestin. Comme le dit si bien mon éminent confrère Louis Léopold Ollier, l'acte opératoire n'est rien s'il n'est pas fécondé par l'étude et l'expérimentation. Il fut un pionnier de la chirurgie orthopédique et obtint de remarquables résultats dans le traitement des fractures par des greffes ostéopériostiques. J'ai moi-même pratiqué avec succès des greffes de cartilage pour des lésions du nez. Et depuis la Renaissance, on sait faire des greffes selon la méthode mise au point par le chirurgien bolonais Gaspare Tagliacozzi pour corriger les pertes de substance du visage. Il semble s'être inspiré d'antiques méthodes venues d'Inde et transmises en Europe grâce à des manuscrits arabes. Je fais confiance à l'habileté et à l'imagination de nos prothésistes pour redonner une apparence socialement acceptable à nos patients après la chirurgie.

– Quelle histoire extraordinaire ! s'étonna Amélie. Pourriez-vous me décrire la méthode de ce chirurgien italien ?

– À l'époque, commença d'expliquer Morestin, les mutilations faciales étaient causées non seulement par les guerres, mais aussi par les duels, les sanctions pénales et la syphilis. Tagliacozzi pratiquait des autoplasties pour reconstruire les parties manquantes du visage, principalement le nez et le menton. La technique consiste à découper un long lambeau tubulaire de peau et de chair sur un bras du patient, en conservant une base d'attache pour nourrir le greffon et en suturant l'autre extrémité sur la zone à soigner. Au bout d'environ trois semaines, on détache l'extrémité fixée au bras, et deux semaines plus tard on peut retailler et remodeler l'extrémité suturée au visage. Mais le bras doit rester strictement immobilisé près du visage durant plusieurs semaines par un appareillage de contention très inconfortable et le résultat esthétique n'est pas parfait à cause de la différence de couleur et de texture entre la peau du visage et celle du bras. Je pense que pour la reconstruction des joues et du menton, on pourrait utiliser la technique des lambeaux pivotants prélevés sur le cuir chevelu. C'est une zone très richement vascularisée et comparable au visage, ce qui permettrait d'obtenir un meilleur résultat esthétique. On pourrait même utiliser ces zones pileuses pour reconstituer une barbe.

– Je rêve de voir un jour des femmes rejoindre ces équipes comme médecins et non pas seulement comme infirmières, avoua Amélie avec une pointe de provocation.

– Et pourquoi pas chirurgiennes ?», surenchérit sur le champ Morestin.

En voyant le regard d'Amélie s'assombrir, il comprit qu'elle prenait sa remarque pour un sarcasme misogyne.

«Ne vous méprenez pas sur mes propos, Mademoiselle Delmont ! ajouta-t-il. J'ai moi-même formé dans mon service hospitalier Mademoiselle Suzanne Gros, qui fut une élève très compétente et à qui je prédis une brillante carrière dans l'art de la chirurgie. Il est temps maintenant de retourner à notre travail !»

CHAPITRE 9 : une bien embarrassante confidence.

Hôpital de Vračar.
Belgrade, Serbie.
Soirée du lundi 15 juin 1914.

Morestin était assis à son bureau en train de rédiger un rapport quand on toqua à la porte.

«Entrez !», dit-il sans lever les yeux de son dossier.

Louis entra, l'air gêné, et dit d'un ton hésitant : «Excusez-moi, Monsieur le professeur. Puis-je vous entretenir d'une question … embarrassante ?

– Je vous en prie, fermez la porte et asseyez-vous, acquiesça aimablement Morestin. Je vous écoute.»

Louis ferma doucement la porte et vint s’asseoir au bord d'une chaise, les mains posées sur ses genoux serrés.

«Voilà ! Il s'agit d'un problème vraiment… problématique, et je ne sais pas comment vous le présenter, commença timidement Louis.

– Habituellement, la meilleure façon de résoudre un problème, fût-il "problématique", est de commencer par l'énoncer. Essayer d'en résumer le propos en quelques mots », répondit Morestin avec une pointe d'agacement.

Louis prit une grande inspiration et dit d'une seule traite : «On vient juste de m'informer d'un attentat imminent contre l'archiduc François-Ferdinand d'Autriche-Este à Sarajevo.»

Morestin posa son porte-plume et regarda le jeune avocat en silence un long moment.

«Qui est cette personne ? demanda-t-il finalement.

–  C'est un employé de cet hôpital.

–  Dans quelles circonstances vous a-t-il informé ?

– Je lisais tranquillement assis sur un banc dans un des jardins de l'hôpital, quand quelqu'un s'adressa à moi en espéranto. Surpris, j'ai levé les yeux et vit l'homme qui se tenait là, debout devant moi.

– Pourquoi diable en espéranto ?! s'exclama Morestin en levant les bras au ciel.

– Parce qu'il ne parle pas le français et qu'il a su que je suis espérantiste en voyant l'étoile verte épinglée au revers de ma veste. Il savait aussi que je fais partie de la mission envoyée par la Croix-Rouge, en qui il a toute confiance à cause de sa réputation de neutralité et de ses idéaux humanitaires.

–  Et que vous a-t-il dit ? poursuivit le professeur.

– L'homme s'est assis à côté de moi, raconta Louis, et il a continué de me parler en espéranto pour que notre conversation restât à l'abri des oreilles indiscrètes. Il m'a rapporté les paroles prononcées par un homme au réveil de son opération. Il était si agité qu'il fallut quatre robustes gaillards pour l'immobiliser, et il n'arrêtait pas de gueuler qu'une main noire allait bientôt tordre le cou de l'archiduc à Sarajevo !

– Simples délires d'un cerveau d'ivrogne perturbé par le manque d'alcool et l'anesthésie, commenta Morestin en haussant les épaules. J'ai souvent vu cela !

– Même si cela est le plus vraisemblable, argumenta Louis, pouvons-nous prendre le risque et la responsabilité de ne rien faire ? Mon interlocuteur est socialiste et pacifiste. Il est effrayé par les conséquences éventuelles d'un tel attentat pour les peuples européens. Ne sachant vers qui se tourner, il a pris le risque de se confier à moi pour tenter d'éviter que soit allumée une mèche dans la poudrière. Nous dansons vraiment sur un volcan !»

En entendant le mot volcan, Morestin devint sombre et pensif. Puis il demanda : «Avons-nous un moyen de faire confirmer cette hypothèse sans semer le trouble ni nous couvrir de ridicule ?

– Je connais un haut fonctionnaire au ministère des finances serbe, Monsieur Radomir Klajić. Je l'ai rencontré à Paris, où il était très actif dans les cercles espérantistes. Je vais immédiatement lui écrire en espéranto, proposa Louis.

– Pourquoi donc en espéranto ?! s'étonna Morestin. Cet homme doit certainement maîtriser parfaitement notre langue !

– Peut-être ne se souvient-il plus de moi. L'usage de l'espéranto lui ravivera la mémoire à mon sujet et établira entre nous un climat de confiance et de complicité, se justifia Louis.

– Excellent idée ! Faites donc ainsi et tenez-moi ensuite au courant», conclut le professeur en se replongeant dans la rédaction de son rapport.

*     *
*

Quelques jours plus tard, Louis annonça à Morestin qu'il avait reçu une réponse du haut fonctionnaire serbe.

Il ouvrit l'enveloppe inscrite à son nom devant le professeur et lui traduisit la lettre. Dans son courrier, Radomir Klajić l'informait que la Main Noire est une société secrète nationaliste serbe fondée en 1911, dont l'objectif est de réunir au sein d'un unique état serbe les régions balkaniques contrôlées par l'Empire ottoman et l'Empire austro-hongrois. Selon lui, elle aurait réussi à infiltrer peu à peu les cercles militaires serbes et serait sous contrôle des services secrets. Il confirmait la présence de l'archiduc François-Ferdinand à Sarajevo le 28 juin, après son inspection des grandes manœuvres de l'armée austro-hongroise. Il expliquait que ce 28 juin 1914 dans le calendrier grégorien de l'Empire austro-hongrois correspondait au 15 juin du calendrier julien utilisé en Bosnie. Et que c'était le jour anniversaire hautement symbolique de la défaite de Kosovo Polje, le 15 juin 1389, qui entraîna la disparition du grand royaume médiéval de Serbie et la domination ottomane durant des siècles. Il esquissait par le jeu des multiples alliances les possibles conséquences politiques d'un tel attentat dans cette poudrière balkanique. Le résultat pourrait être apocalyptique pour l'Europe. Mais il se montrait finalement rassurant car il ne voyait pas quel bénéfice pourrait tirer la Serbie d'un tel acte, ni les pays européens d'un tel conflit.

«Les vulcanologues considéraient eux aussi que la Montagne Pelée ne présentait pas le moindre danger pour ma ville de Saint-Pierre, se contenta de répondre Morestin. Il faut absolument faire prévenir l’ambassadeur d'Autriche-Hongrie à Paris, mais je ne vois pas comment.

– J'ai peut-être une idée. Je vais envoyer un télégramme au général Sebert à l'Office Central Espérantiste, proposa Louis, car il doit avoir conservé assez de relations et d'influence dans les sphères gouvernementales pour que l'on prenne son avertissement au sérieux.

– Cela ne doit pas s'ébruiter, conseilla Morestin. Envoyez plutôt le télégramme à son domicile. Connaissez-vous son adresse ?

– Oui, il habite au numéro 14 de la rue Brémontier, dans le dix-septième arrondissement de Paris.

–  Est-il possible d'envoyer ce télégramme en espéranto ?

–  Bien sûr ! répondit Louis en souriant. Les premiers télégrammes en espéranto furent envoyés de Russie en 1893. Il existe un code spécial en morse pour les consonnes portant un accent, mais l'on peut s'en passer en remplaçant l'accent par la lettre H placée après la consonne.

– Sévignac, vous m'étonnez de plus en plus, vous et votre espéranto ! Ne perdons pas de temps, décida aussitôt Morestin. Allez immédiatement à la poste centrale pour envoyer ce télégramme.»
*     *
*

Louis reçut bientôt la réponse du général sous la forme d'un télégramme en espéranto. Mais le désappointement se lut sur son visage au fur et à mesure qu'il parcourait le message tant attendu.

«Le général Sebert a fait tout son possible pour transmettre l'avertissement, mais il s'est finalement heurté au scepticisme de ses interlocuteurs ou à leur indifférence polie, résuma-t-il d'un air navré.

– Cela ne m'étonne pas, répondit Morestin. Nous allons devoir nous efforcer de tirer cette affaire au clair par nous-mêmes. Il faut, décida le professeur, que Mademoiselle Delmont soit mise au courant et que chacun d'entre nous enquête dans son entourage indépendamment des autres. Je contacterai la marquis de Vogüé, qui fut ambassadeur à Vienne et qui a de bonnes relations avec l'ambassadeur de Serbie en France. Vous enquêterez dans les cercles espérantistes et Mademoiselle Delmont dans le milieu médical local, qu'elle connaît déjà bien.»

Il ne restait que quelques jours avant la venue de l'archiduc et ils prirent conscience de l'urgence angoissante de la situation, comme s'ils entendaient d'une manière obsédante susurrer le sablier du destin.

CHAPITRE 10 : une aiguille dans une meule de foin.

Hôpital de Vračar.
Belgrade, Serbie.
Nuit du mardi 23 juin 1914.

Des sentiments naturels exaltés par l'été naissant et rayonnant de vie, ainsi qu'une collaboration quotidienne, apaisèrent peu à peu les relations entre Louis et Amélie. Il appréciait son caractère joyeux et son énergie enthousiaste tandis que lui plaisait sa bonté, naturelle et simple jusqu'à la naïveté, d'honnête homme courtois. Ils aimaient de plus en plus se retrouver pour discuter de poésie et de politique... ou pour le simple plaisir d'être l'un près de l'autre.

Ce nouveau et urgent défi comblait leurs désirs d'aventures mais ils comprirent cependant très rapidement que rechercher des informations sur un supposé complot serait comme chercher une aiguille dans une meule de foin avec les yeux bandés et une main attachée dans le dos : aucune chance de la trouver, sauf en se blessant avec ! Mais en dépit de tous les obstacles, les risques et les dangers, ils prirent la ferme décision que rien n'empêcherait l'accomplissement de cette mission.

Pendant qu'Amélie s'efforçait de collecter des renseignements auprès des équipes de l'hôpital de Vraćar et de la Croix-Rouge, Louis rencontra Monsieur Radomir Klajić au siège de la Société Espérantiste Serbe pour s'informer de la position et de la conduite des autorités serbes. Il contacta de nouveau son informateur pour qu'il lui décrivît plus en détail l'aspect physique et les propos du comploteur. Louis leur demanda aussi des indications sur d'autres espérantistes à contacter.

Durant la nuit, il retrouva secrètement Amélie et Morestin dans la chambre de celui-ci pour partager les informations. Ils s'assirent autour d'une table sur laquelle brillait faiblement une lampe à pétrole. Tout était silencieux au-dehors. L'atmosphère était grave et solennelle. Le professeur parla le premier à mi-voix :

«Jeunes gens, j'ai une bonne et une mauvaise nouvelles de Paris. La bonne est que Vienne est déjà avertie du complot et la mauvaise est que cela n'a rien changé ! L'archiduc visitera Sarajevo avec son épouse comme prévu, sans protection supplémentaire.

– Comment cela peut-il se produire ?! s'étonna Louis.

– Peut-être à cause de l'archiduc lui-même, dit Amélie, comme me l'a décrit un jeune médecin ayant étudié à Vienne. Beaucoup de gens ne l'aiment pas et le surnomment "le bulldog" en raison de son caractère désagréable. Il tolère difficilement la rigide étiquette de la cour, qui est souvent une barrière entre lui et son épouse. Il rencontra cette comtesse tchèque à la cour impériale, alors qu'elle était demoiselle d'honneur d'une archiduchesse autrichienne. Ils tombèrent amoureux l'un de l'autre et se marièrent le premier juillet 1900, mais morganatiquement car ses origines familiales ne sont pas d'assez haute noblesse. Leurs enfants ne pourront pas régner et elle n'a pas les même rang, titre, préséance et privilèges que son époux. De plus la stricte étiquette de la cour impériale ne lui permet pas d'apparaître publiquement à ses côtés, ni de voyager avec lui dans la calèche impériale, ni d'être assise à côté de lui dans la loge impériale du théâtre, et elle doit même rester à distance de lui en présence d'autres membres de la famille impériale. Il veut donc profiter de cette excursion loin de Vienne avec son épouse adorée pour jouir d'une vie normale et fêter leur anniversaire de mariage.

– J'envisage une autre raison beaucoup moins romantique, suggéra Morestin. Il est possible que sa disparition plaise avec profits à quelques éminents personnages dans les cercles du pouvoir impérial.

– Vraiment ?! s'inquiéta Louis. Comment donc ?!

– Car il est l'héritier légitime du trône de la double monarchie austro-hongroise, portant des projets de paix avec la Serbie et d'établissement des "États-Unis de Grande Autriche". Ses plans irritent et gênent les cercles militaires et de puissantes familles, principalement hongroises, dont les pouvoirs seront menacés.

– Comme le dit Voltaire, commenta Louis, "Mon Dieu, garde-moi de mes amis, quant à mes ennemis je m'en charge !". Mon informateur m'a révélé que l'opéré portait un tatouage sur la poitrine. Le dessin représentait une main tenant un drapeau de pirate avec des os en croix sous un crâne, à côte d'une bombe, d'un poignard et d'une bouteille de poison, le tout entouré de la devise "la main noire / l'union ou la mort" écrite selon l'alphabet cyrillique serbe. Il m'a aussi informé qu'il a reconnu sans aucun risque d'erreur des camarades parmi ceux qui sont venus raccompagner le comploteur chez lui. Mon informateur sait parfaitement que ce sont des indépendantistes et des anarchistes bosniaques.

– Tout cela est logique et cohérent, approuva Morestin. L'assassinat de dirigeants est quasiment une tradition chez les anarchistes. Ils essayèrent de tuer avec une bombe l'empereur des français Napoléon III et attentèrent plus de dix fois à la vie du tsar Alexandre II avant de réussir à le tuer.

– Et un anarchiste italien a lui aussi mortellement poignardé l'impératrice d'Autriche "Sissi", ajouta Amélie. Mais pourquoi des slaves du sud voudraient-ils tuer un dirigeant, qui leur est favorable ainsi qu'à leur autonomie politique ?

– Tout d'abord, expliqua le professeur, car il représente à leurs yeux l'oppression étrangère et honnie de la Bosnie-Herzégovine par l'Empire austro-hongrois depuis le traité de Berlin en 1878. De plus, sa venue à la date anniversaire symbolique de la défaite du roi bosniaque Stjepan Tverko I à la bataille de Kosovo Polje apparaît comme une humiliation insultante envers leur sentiment national. Ensuite, car s'il réussissait à réformer l'Empire austro-hongrois selon ses plans, leurs espoirs d'un état complètement indépendant pour les "slaves du sud" seraient vains pour longtemps, peut-être pour des générations, voire pour toujours... C'est pour nous trois un défi surhumain, constata le professeur avec une mine soucieuse, que de collecter plus d'informations sur un complot secret en seulement quelques jours dans un pays étranger et dans un milieu tout à fait inconnu de nous.

– Tous les espoirs ne sont pas perdus, tenta de lui redonner courage le jeune avocat. L'espéranto peut être notre passeport pour pénétrer dans ce milieu et notre clé pour en ouvrir les portes secrètes.

– Vraiment ?! demandèrent ensemble Morestin et Amélie.

– Oui, vraiment, assura Louis, car les mouvements ouvriers et anarchistes utilisent l'espéranto comme lien avec leurs camarades étrangers dans une lutte commune internationale contre le militarisme, l'impérialisme et le capitalisme. Même en Chine, les anarchistes utilisent l'espéranto dans ce but. J'ai rencontré l'un de ces Chinois espérantistes, qui sont venus en France pour étudier et qui parlèrent rapidement le français grâce à l'espéranto. Beaucoup d'espérantistes désapprouvent la violence des anarchistes. Certains nous révéleront peut-être des informations secrètes, comme le fit mon informateur.

– Bien ! conclut le professeur. Notre mission pour la Croix-Rouge est achevée à Belgrade. Poursuivons-la à Sarajevo, où j'espère que nous auront la chance d'en apprendre davantage. Tous nos espoirs reposent maintenant sur vous, Monsieur Sévignac, et sur les espérantistes...»

CHAPITRE 11 : L'étoile verte brille sur Sarajevo.

Club espérantiste "La Stelo Bosnia".
Sarajevo, Bosnie-Herzégovine.
Soirée du samedi 27 juin 1914.

Le voyage de Belgrade à Sarajevo s'effectua sans encombre, mais l'enquête ne progressait en rien. Louis continuait pourtant d'espérer trouver de nouvelles informations auprès des espérantistes de Bosnie-Herzégovine.

Grâce à un annuaire des espérantistes édité dès 1889 par Zamenhof, il entra en contact avec Monsieur Niko Bubalo, secrétaire de "La Stel'o Bosn'i'a". C'était la plus ancienne société espérantiste de Sarajevo, fondée en 1910 et comptant cent vingt membres dont quatre-vingts dans la ville elle-même. Celui-ci invita chaleureusement Louis à venir parler de Paris, de la Croix-Rouge et des progrès de l'espéranto en France devant les membres du club, toujours avides de nouvelles de l'étranger. Un rendez-vous fut donc convenu pour la soirée du samedi au club espérantiste de "La Stel'o Bosn'i'a", afin de réunir le maximum de participants.

Le jour dit, Louis sentit la fébrilité le gagner au fil des heures et tenta de se raisonner en se répétant qu'il était un avocat habitué des prétoires, un professionnel maîtrisant l'art de la rhétorique tout autant que l'espéranto. Pour retrouver un peu de sérénité, il décida de se rendre au club seul et à pied.

Marcher le long des rues dans la douceur du soir apaisa peu à peu sa nervosité. Il  croisa en chemin nombre de gens paisiblement assis devant le pas de leur porte aux dernières lueurs du jour. Certains étaient engagés dans des échanges animés et ne s'aperçurent même pas de sa présence, tandis que d'autres se contentaient de fumer tranquillement dans la pénombre bleutée et le saluaient cordialement au passage. D'alléchantes odeurs de grillades et d'épices flottaient dans l'air. Par les fenêtres ouvertes parvenaient jusqu'à lui les bruits familiers et rassurants des foyers, avec ici et là un chant de femme ou des rires d'enfants. Aux joyeuses tridulations des hirondelles répondaient les notes mélancoliques d'un violon jouant au loin un air traditionnel.

Louis sut qu'il était arrivé à destination en voyant un attroupement d'où s'échappaient des éclats de voix et des bribes de phrases qu'il parvenait enfin à comprendre. Il fut accueilli avec tous les égards par deux cofondateurs de la société espérantiste "La Stel'o Bosn'i'a", son secrétaire bosniaque Niko Bubalo et son président tchèque Josef Eiselt. Malgré leurs accents inhabituels pour lui, Louis n'eut aucun mal à comprendre leur espéranto parfaitement académique.

La nouvelle de sa venue au club s'était répandue comme une traînée de poudre et des espérantistes étaient venus de loin pour être présents à cette soirée particulière. La salle ne suffisait plus à accueillir tous les visiteurs et il fallut ouvrir les grandes portes fenêtres donnant sur le jardin pour que chacun puisse prendre place et écouter le conférencier.

Pendant que le président Eiselt le présentait à l'auditoire, Louis contemplait devant lui l'incarnation de la vision prophétique de Zamenhof : hommes ou femmes, jeunes ou vieux, riches ou pauvres, instruits ou non, civils ou militaires, catholiques, orthodoxes, juifs ou musulmans originaires de différents peuples de l'Empire austro-hongrois, tous avaient mis de côté leurs particularités pour s'unir fraternellement au sein de ce grand mouvement humaniste moderne qu'est l'espéranto. En même temps, il doutait qu'ils puissent l'aider dans son enquête...

Une salve d’applaudissements nourrie le ramena sur terre et Louis balbutia quelques remerciements, avant de se ressaisir et d'entamer un discours enflammé, qui arrachait à l'auditoire des "Oh !" d'étonnement et des "Ah !" de contentement. Il leur fit miroiter les merveilles de la "Ville-Lumière", que découvriraient bientôt les futurs participants au dixième congrès mondial espérantiste de Paris. Il leur raconta l'engagement de la Croix-Rouge en faveur de l'espéranto. Il leur décrivit les incroyables progrès de cette langue internationale en France dans tous les milieux sociaux, grâce au militantisme socialiste, à l'action de francs-maçons et de membres du Touring Club de France, ainsi qu'à la diffusion de la littérature espérantiste par les célèbres éditions Hachette. Le temps semblait s'être arrêté et la curiosité de l'auditoire impossible à satisfaire !

Le président Eiselt dû mettre fin à la séance à contre-cœur sous les hourras et les applaudissements d'un auditoire debout, qui se précipita aussitôt vers l'orateur pour le congratuler. Eiselt et Bubalo réussirent non sans mal à extraire Louis de la foule de ses admirateurs pour lui présenter Madame Pilepić et le lieutenant-colonel Špicer.

Louis se retrouva face à une frêle silhouette entièrement vêtue de noir de la tête aux pieds et où seule brillait une petite croix d'argent pendue à son cou. Lorsque Marija Magdalena Pilepić souleva la voilette de son chapeau, Louis découvrit le visage d'une femme dans la quarantaine déjà marquée par la vie. Ses yeux noirs et mélancoliques ne s'illuminèrent que lorsqu’elle commença à parler de l'espéranto.

«Madame Pilepić, dit Louis en esquissant un baise-main, c'est pour moi une joie et un honneur de rencontrer la première espérantiste de Croatie.

– Vous me faites trop d'honneur, Monsieur, car je n'étais pas la seule et ma contribution à l'espéranto me semble bien limitée. Il m'a beaucoup plus donné que je ne lui ai apporté !

–  Qui étaient les autres personnes, Madame ?

–  En fait, nous étions un groupe de cinq jeunes femmes dans la ville d'Osijek, qui avions entendu parler de l'espéranto peu après son invention en 1887 et qui écrivirent ensemble au Docteur Zamenhof. C'est pour cela que nos noms et adresses figurent dans le premier annuaire espérantiste édité en 1889.

– Et puis-je savoir ce que vous a apporté l'espéranto ? osa demander Louis.

– Oh, énormément, Monsieur ! Je suis née dans une famille croate catholique avec pour seul horizon le mariage, la maisonnée et l'église dans une petite ville provinciale. La découverte de l'espéranto fut comme d'ouvrir en grand une fenêtre pour laisser entrer le souffle du monde. Cette langue est d'un apprentissage facile, même par des personnes peu instruites. Il suffit généralement d'une heure pour en apprendre les règles de base, de quelques jours pour pouvoir le lire, de quelques semaines pour l'écrire et de quelques mois pour le parler. L'espéranto nous a permis de découvrir d'autres hommes, d'autres pays et d'autres cultures, de vivre des aventures sans quitter nos foyers. Comment aurions-nous fait sans lui ? Que Dieu bénisse Zamenhof !»

Monsieur Bubalo survint sur ces entrefaites, accompagné d'un homme d'environ cinquante ans en uniforme d'officier. Louis ne manqua pas de remarquer que son attitude était totalement dépourvue de l'arrogante raideur dont sont coutumiers les militaires de carrière et il le salua poliment.

«Mes respects, mon Colonel ! Je me réjouis de voir que des militaires peuvent aussi œuvrer pour la paix.

– En fait, répondit en souriant le lieutenant-colonel Mavro Špicer, j'ai la fibre plus poétique que martiale. Je viens d'une famille juive croate et j'ai étudié la littérature à l'université de Vienne avant d'intégrer le service de la comptabilité au ministère de la défense hongrois. Cela me laissa assez de temps-libre à consacrer à la rédaction de dictionnaires et à la poésie en langue croate, pour laquelle j'ai rédigé plusieurs anthologies, dont une en espéranto en 1912. C'est en 1908 que je suis devenu espérantiste et que j'ai cofondé la première société et la première revue croates espérantistes. Notre mouvement est jeune mais très actif et avec le soutien du premier délégué croate de l'Association Universelle d'Espéranto, Monsieur Ivan Stalzer, nous nous sommes démenés comme de beaux diables pour que le huitième congrès mondial espérantiste fût organisé à Zagreb. Mais nous avons malheureusement échoué et il eut lieu à Cracovie.

– Mes chers amis, intervint Niko Bubalo, discuter de poésie et de dictionnaires est très bien, et je me suis moi-même livré à cet exercice depuis que je suis devenu espérantiste en 1907. Mais en tant que conseiller financier dans un établissement bancaire, je peux vous affirmer que l'espéranto ne réussira à s'imposer que lorsqu'il sera vraiment utilisé pour le commerce ! J'ai publié en espéranto dès 1908 à Belgrade le "calendrier commercial et traditionnel" sous le pseudonyme de Dragaš Slavić, et en 1911 notre association "La Stel'o Bosn'i'a" édita dans cette langue un guide touristique de la Bosnie-Herzégovine. Mais les guerres balkaniques sont venues contrarier notre projet économique.

– Réjouissons-nous plutôt, répliqua le colonel, que notre pays soit resté à l'écart de ce conflit et que l'espéranto ne subisse pas dans notre empire les persécutions rencontrées en Allemagne et en Russie, où on l'accuse d'être un complot révolutionnaire élaboré par un juif pour affaiblir la nation et sa langue. Notre histoire et notre culture nous ont peut-être rendus plus sages, plus tolérants et plus policés...

– Gardons espoir, conseilla Louis, et continuons de creuser inlassablement notre sillon sans dévier. Je suis convaincu que l'espéranto convient parfaitement pour les relations internationales, de même que pour la littérature et la poésie, et qu'il concourra d'une manière étonnante au développement des sciences, du commerce et des voyages.»

La nuit était déjà bien avancée et il fallut enfin se résoudre à la séparation, non sans avoir entonné une dernière fois l'hymne espérantiste repris par tous à pleins poumons. Louis venait juste de quitter le club, quand une ombre dans l'obscurité l'interpella à voix basse en espéranto :

«Écoutez-moi sans bouger, Monsieur Sévignac. On m'a informé de votre enquête et j'ai d'importantes informations au sujet du complot, mais je ne peux vous parler librement et en sécurité pour l'instant. C'est une dangereuse affaire pour nous deux.

– Qui êtes-vous et comment vous rencontrerai-je de nouveau ? demanda Louis, dont le regard s'efforçait en vain de percer l'obscurité.

– N'essayez pas de me retrouver. Je vous recontacterai en temps voulu», murmura l'ombre avant de s'évanouir dans la nuit.

Louis ressentait une douce euphorie sur le chemin du retour.

Jamais l'avenir ne lui avait paru si riche d'espoirs et de promesses.

«Que la vie peut être simple et belle !», pensa-t-il en contemplant la ville endormie au clair de lune.


Et Louis sentit son cœur exploser de bonheur…

CHAPITRE 12 : un si beau dimanche d'été.

Sarajevo.
Capitale de la Bosnie-Herzégovine.
Matinée du dimanche 28 juin 1914.

La mission d'études se poursuivait d'une manière routinière, normalement et paisiblement. Morestin et les deux jeunes gens avaient convenu de se retrouver pour partager ce petit-déjeuner dominical. Le temps était radieux mais l'atmosphère assombrie par la crainte obsédante de cette funeste prédiction.

Louis proposa de profiter de cette journée de détente pour visiter les principaux monuments de la ville, édifiés selon des styles pittoresques et variés par le colonisateur ottoman et plus récemment par le tuteur austro-hongrois. D'abord le vieux quartier de Bašĉaršija typique de l'urbanisme ottoman, avec sa fontaine néo-mauresque, ses mosquées, ses minarets, ses caravansérails et ses marchés. Puis les lieux de cultes des autres confessions, bâtis chacun dans un style différent comme pour affirmer leur propre singularité, telles que la cathédrale catholique néo-gothique du Cœur de Jésus, l'église néo-romane de la Sainte Trinité, l'église néo-byzantine évangélique et la synagogue néo-mauresque. Enfin les édifices officiels comme l'hôtel de ville néo-mauresque, le musée et la poste centrale de style néo-classique, ainsi que le lycée, le palais de justice et le palais du gouverneur tous trois construits dans le style néo-renaissance !

Amélie ne désirait qu'une opportunité de se retrouver seule avec Louis pour quelques heures et accepta la proposition avec toute la bienséance attendue d'une jeune fille.

Morestin déclina l'offre car le risque d'attentat lui commandait de rester en poste à l'hôpital. Il sourit paternellement en regardant les deux jeunes gens s'éloigner.

Louis et Amélie avaient revêtu de la tête aux pieds leurs plus beaux habits. Il avait emporté sa canne de chêne au pommeau d'argent tandis qu'elle avait pris son ombrelle diaphane décorée de dentelles et son sac à main brodé. Ils étaient sur le point de quitter l'hôpital pour visiter la ville en touristes, quand le portier transmis à Louis un message, que quelqu'un avait laissé pour lui peu de temps auparavant. Louis déplia le morceau de papier grossier sur lequel avaient été griffonnés à la hâte ces mots en espéranto : «Caravansérail de Morića, aujourd'hui à neuf heures du matin. J'aurai un foulard rouge et un sac avec une étoile verte».

«C'est un miracle! dit Louis tout excité en se tournant vers Amélie avec une mine réjouie. Nous avons rendez-vous avec un informateur dans le vieux quartier de Bašĉaršija. Voici qu'arrive un tramway, qui pourra nous y transporter directement et rapidement. Prenons le tout de suite !

– Il vaudrait mieux avertir le professeur auparavant, conseilla Amélie.

– Pas le temps pour ça ! Est-ce que notre informateur nous attendra si nous arrivons en retard au rendez-vous ? Nous devons absolument profiter de l'occasion pour faire avancer nos recherches.», répondit avec enthousiasme Louis qui prit le bras d'Amélie pour l'aider à monter dans le wagon.

Louis bouillait d'impatience tout au long du trajet. Il sauta du wagon avant l'arrêt complet du tramway et se rua dans le caravansérail sans attendre Amélie. Elle le retrouva dans la vaste cour en train de scruter la foule du regard. Il dit un peu contrarié :

«Je ne vois aucun homme avec un foulard rouge et une étoile verte sur un sac. Attendons cependant ici jusqu'à...

– Je ne vois pas d'homme, Louis, mais bien une femme vêtue de la sorte, l'interrompit Amélie en lui montrant du doigt une jeune femme assise à côté d'une fontaine.

– Je la reconnais. Elle a participé hier soir à la réunion du club espérantiste», répondit Louis en se dirigeant vers elle.

Apparut subitement un homme qui attaqua la jeune femme au couteau, mais elle se défendit avec la dernière énergie et réussit à éviter un coup mortel. Un cri terrifiant jaillit de la poitrine de Louis quand l'homme projeta la jeune femme sur le sol pavé et l'immobilisa fermement d'une main tandis que l'autre levait haut son poignard. Il se rua en avant, saisit une bouteille sur un étal et la lança de toutes ses forces vers le gredin. Elle l'atteignit en pleine tête et le fit s'écrouler avant qu'il ne pût mortellement frapper. Le voyou se releva en jurant tandis que sa victime s'échappait et il pointa son arme d'une manière menaçante vers le courageux avocat. Mais Louis pratiquait avec dextérité l'art français de l'escrime à la canne de combat et d'un coup fulgurant de sa canne en chêne il brisa le poignet du malfrat, qui hurla de douleur et s'enfuit sans demander son reste.

Amélie déchira son écharpe blanche et s'agenouilla auprès de la blessée pour soigner ses plaies ensanglantées. Mais elle repoussa l'aide et dit à Louis en espéranto :

«Je ne suis pas gravement blessée. Tous les deux, ne vous occupez plus de moi mais poursuivez ce comploteur. Il faut absolument que vous l'arrêtiez et empêchiez l'attentat pour protéger non seulement l'archiduc mais aussi tous mes camarades ouvriers d'Europe. Allez ! Illico !

– Vous êtes vraiment une camarade intrépide, s'étonna Louis, qui affirma avec aplomb: Soyez tranquille, nous réussirons !»

Il tira Amélie par le bras pour la relever et ils traversèrent la foule en courant après le blessé, qui s'était enfui vers le bazar ottoman. Ils le poursuivirent à travers un dédale de ruelles étroites et sombres bordées de boutiques et grouillantes de peuples divers. Mais le gredin était facilement reconnaissable parmi eux à cause de sa haute taille et de sa chevelure rousse sous une grande casquette grise. Son bras fracturé le gênait beaucoup pour fuir au milieu de la foule dense et ses poursuivants se rapprochaient peu à peu. Il entra subitement dans une grande boutique orientale, où les deux jeunes gens le cherchèrent en vain. Louis ne retrouva que sa casquette et jura de colère en comprenant qu'il avait changé de vêtements et réussi à disparaître au milieu de la foule colorée.

Amélie aperçut un policier et ils décidèrent de lui demander de l'aide. Louis s'adressa à lui en français, mais il était évident qu'il ne comprenait rien. Louis essaya l'anglais et Amélie l'italien, sans plus de résultat. Il leur a semblé que le policier tenta de leur parler en allemand et en turc, mais ils ne comprenaient pas ces langues ni aucune des autres parlées dans les Balkans. Les deux jeunes gens durent finalement renoncer à contre-coeur et décidèrent de se rendre à l'hôtel de ville tout proche, au bord de la rivière Miljacka, où ils étaient certains de trouver de l'aide.

*     *
*

Pendant ce temps François-Ferdinand, archiduc d'Autriche-Este et héritier du trône de la double monarchie austro-hongroise, était déjà arrivé à la gare de Sarajevo avec son épouse la duchesse de Hohenberg Sophie Chotek. Ils y furent accueillis par le gouverneur militaire de la Bosnie-Herzégovine, qui était à l'époque le général d'origine slovène Oskar Potiorek.

Un cortège de six voitures avait été préparé afin de les conduire par le quai Appel, le long de la rivière Miljacka, jusqu'à l'Hôtel de Ville pour une réception officielle. Mais dès le départ, l'improvisation et la confusion furent manifestes. Le chef de la sécurité et trois policiers montèrent ensemble dans la première voiture, tandis que les autres gardes du corps prirent place en fin de convoi. Dans le second véhicule se trouvaient le maire de Sarajevo et le directeur de la police locale.

L'archiduc et son épouse s'assirent dans la troisième voiture du cortège, une décapotable noire Gräf & Stift "Double Phaéton" de 1911. Le général Potiorek était en face d'eux sur un strapontin et le lieutenant-colonel Franz von Harrach à côté du chauffeur. La capote du véhicule avait été repliée pour que le couple puisse être vu des spectateurs et les saluer.

Les conjurés s'étaient postés au milieu de la foule le long du trajet prévu, tous munis d'un pistolet automatique, d'une bombe amorçable et d'une pilule de cyanure. L'improvisation et la confusion régnaient aussi parmi eux.

Le convoi s'ébranla et passa devant le premier conjuré, qui se sentit observé par un policier et n'osa rien faire; tout comme le second, paralysé par la peur ! Mais le troisième, arma sa bombe et la lança sur la voiture de l'archiduc. En un éclair, le chauffeur la vit et accéléra violemment. La bombe ricocha sur la capote repliée, roula sous le véhicule suivant et explosa en blessant une vingtaine de personnes parmi les membres du cortège et les spectateurs. Son forfait accompli, l'homme avala sa pilule de cyanure et se jeta dans la rivière. Mais le poison fut inefficace et les eaux étaient basses… un banc de sable amortit sa chute et il fut capturé vivant.

L'archiduc fit momentanément arrêter le convoi pour s'enquérir de l'état des blessés. Puis celui-ci repartit à toute allure vers l'Hôtel de Ville. Aucun des autres conjurés présents ne tenta de mettre à profit cette confusion pour agir, par crainte de blesser la duchesse ou de se faire lyncher par la foule, et ils commencèrent à se disperser.

Le cortège atteignit enfin l'Hôtel de Ville pour assister à la réception protocolaire. L'archiduc, très courroucé, commença par refuser d'écouter le discours préparé par le maire et lui exprima son mécontentement avec véhémence. Mais son épouse le prit un moment à part pour le ramener à la raison et la cérémonie se termina comme prévue. Puis le couple décida d'annuler toutes les visites déjà planifiées pour aller à l'hôpital au chevet des blessés.

*     *
*

Louis et Amélie sursautèrent avec inquiétude au vacarme de l'explosion.

«Ainsi c'était donc vrai ! enragea Louis. Les terroristes ont réussi à frapper ! Nous étions prévenus du complot et n'avons rien pu faire pour l'empêcher ! Que va-t-il arriver maintenant ?!

– Retournons immédiatement à l'hôpital, dit fermement Amélie. Le professeur Morestin y aura certainement besoin de notre aide.»

Ils venaient juste de quitter l'Hôtel de Ville quand le cortège officiel y déboula en trombe. Ils reconnurent avec soulagement l'uniforme bleu empanaché de l'archiduc et la silhouette blanche de son épouse, gravissant côte à côte les marches de l'escalier.

«Vivants ! Ils sont vivants, sains et saufs ! s'écria Louis. Le complot a échoué ! Mon Dieu, quelle joie !

– Rentrons quand même à l'hôpital, conseilla Amélie, car il y a certainement d'autres victimes à soigner.»

Un sentiment paisible de soulagement et de bonheur remplaça peu à peu l'angoisse et l'excitation de l'adrénaline. Sur le chemin de l'hôpital, ils marchaient tranquillement parmi la foule, bras dessus, bras dessous. Au Pont des Latins, elle avisa l'enseigne du traiteur Moritz Schiller's Delicatessen.

«Nous devrions entrer acheter de quoi manger, proposa-t-elle en la montrant du doigt à Louis, car il est déjà presque onze heures du matin et la journée risque d'être longue.

– Excellente idée ! Ce genre de commerce est réputé pour sa charcuterie. Je te la recommande.»

Ils se trouvaient depuis peu dans l'établissement quand passa le cortège de l'archiduc et de son épouse en direction de l'hôpital. Mais le chauffeur n'avait pas été averti du changement de programme et se trompa de route. La limousine du couple ducal se retrouva immobilisée au coin de la rue.

L'attention de Louis fut subitement attirée par l'étrange fébrilité d'un consommateur. Il suivit l'homme du regard lorsqu'il celui-ci se leva pour se diriger vers la sortie. Louis vit briller dans sa main l'éclat métallique d'un pistolet et son sang ne fit qu'un tour !

D'un bond, il se jeta sur lui.

Une lutte furieuse s'engagea.

Des coups de feu claquèrent.

Et Louis se sentit comme projeté dans un grand trou noir par un coup de poing titanesque.

CHAPITRE 13 : une question de vie ou de mort.

Hôpital de Sarajevo.
Bosnie-Herzégovine.
Après-midi du dimanche 28 juin 1914.

L'hôpital était sens dessus dessous, tel une ruche bourdonnante totalement désorganisée par la disparition de sa reine. Les ordres criés de tous côtés dans la panique se contredisaient les uns les autres et les hommes couraient en tous sens parmi les blessés gémissants.

Dès que l'on y connut la nouvelle de l'attentat, Morestin fut chargé de soigner en urgence les plus éminents blessés. Il fit préparer ses instruments chirurgicaux et la salle d'opération, une grande pièce blanche et haute de plafond. Pour en faciliter le nettoyage, toutes les encoignures étaient arrondies et un carrelage étincelant en recouvrait le sol et les murs jusqu'à hauteur d'homme. Une grande verrière en verre dépoli, orientée nord-nord-est, inondait la pièce de clarté. Mais cela n'était pas suffisant pour une opération aussi délicate et Morestin avait fait apporter de puissantes lampes à arc électrique, puis il avait indiqué comment les disposer autour de la table d'opération.

Ganté de caoutchouc et revêtu d'une tenue blanche immaculée comprenant blouse, masque, calot et bottes, Morestin examina les radiographies. Un éclat de projectile avait été dévié en ricochant sur la mandibule et s'était logé dans la partie droite du cou, contre la colonne vertébrale, juste à coté de l'artère carotide et du plexus nerveux cervical. Cette blessure était grave et le moindre faux mouvement risquait d'être fatal.

Bien que le blessé restât calme sous l'effet de la morphine,  Morestin commanda qu'il fût fermement attaché sur la table. De grands draps blancs furent tendus pour isoler le champ opératoire. Amélie s'assit à la tête du blessé et posa délicatement le masque de l'appareil d'Ombrédanne sur son visage. Quelques inspirations suffirent pour qu'il s'endorme calmement et profondément.

«Scalpel !», ordonna Morestin. La douceur de son accent contrastait avec la dureté de son ton, aussi tranchant que son instrument, aussi ferme que sa main, aussi perçant que son regard.

Tout en surveillant le blessé endormi, Amélie admirait les gestes incroyablement alertes et précis de Morestin. Celui-ci savait qu'il luttait de vitesse contre la mort et devait opérer le plus rapidement possible. La chaleur et la concentration faisait couler sur son front une sueur abondante, qu'il fallait éponger avant qu'elle ne pût troubler sa vision ou souiller le champ opératoire.

La chaleur dégagée par les projecteurs et l'odeur de l'anesthésique rendaient peu à peu l'atmosphère étouffante. Amélie se sentit prise d'un vertige. Morestin s'en aperçut et l'apostropha.

«Ressaisissez-vous, Mademoiselle Delmont, la vie d'un homme est en jeu et certainement même beaucoup plus ! Son sang devient plus sombre. Réduisez la quantité d'anesthésique et augmenter l'apport en oxygène !»

Puis sa voix se radoucit aussitôt : «Courage, Amélie, tout va bien se passer !», affirma-t-il pour lui redonner confiance.

Après ce qui sembla une éternité pour Amélie, Morestin se redressa finalement et ôta sa tenue chirurgicale en ordonnant à des brancardiers de porter le blessé dans sa chambre avec la plus grande précaution. Puis il se tourna finalement vers elle.

«Félicitations, Mademoiselle Delmont ! L'opération est un succès complet et notre collaboration fut excellente ! Veillez maintenant sur lui comme sur la prunelle de vos yeux, et faites moi immédiatement appeler par les gardes en faction au moindre problème. Je dois absolument m'absenter pour m'acquitter de formalités administratives.

– Bien, Monsieur le professeur, répondit Amélie. Je resterai à son chevet jusqu'à votre retour.»

Amélie resta seule dans la chambre avec le blessé à surveiller. Elle considéra comment il reposait pâle et immobile sur le lit. Seule sa faible respiration indiquait qu'il était encore en vie. Fixer  longuement son attention sur ce murmure régulier l'hypnotisa peu à peu et estompa le monde extérieur jusqu'à ce que plus rien n'existât pour elle à part cette sourde vibration indiquant que n'était pas encore rompu le fil de la vie, de l'espoir et de l'amour. Il semblait confusément à Amélie que ce souffle tenu était devenu le grand souffle du destin, comme si le devenir de l'univers tout entier dépendait de lui. Est-il possible, pensa-t-elle, qu'un aussi minuscule morceau de métal puisse influencer le sort de tant de personnes et qu'elle ne puisse rien faire sauf attendre, espérer et prier?!

Morestin revint finalement quelques heures plus tard et entra dans la chambre. Son regard alla du blessé à son assistante, qui s'efforçait de lui cacher son inquiétude sans y parvenir.

«Comment va-t-il ? s'enquit le chirurgien.

– Il n'a pas encore repris connaissance, répondit Amélie, et il a gémi un peu de temps en temps. Mais il n'a pas de fièvre, son pouls est bien frappé et sa respiration est lente et régulière. Son pansement est resté propre. Pensez-vous que…?»

Elle fut brutalement interrompue par trois coups bien frappés à la porte.

«Entrez !», ordonna Morestin.

La porte s'ouvrit sur un officier en grand uniforme, qui salua réglementairement et s'effaça... pour laisser passer l'archiduc et son épouse. Ce dernier se tourna vers Morestin et lui demanda :

«Monsieur le professeur, comment va le jeune héros à qui Nous sommes redevables d'avoir sauvegarder Notre vie et le bien de l'Empire ?

– C'est un Français jeune et vigoureux, répondit Morestin. Il vivra, cela je puis le certifier à votre Altesse princière.

– Oh, merci Hippolyte !», s'écria Amélie en sautant au cou du professeur pour l'embrasser.

Et les joues de Morestin s'empourprèrent sous les yeux du couple ducal, tout autant surpris qu'amusé...

CHAPITRE 14 : la voie de la sagesse.

Hôtel de Ville de Sarajevo,
Bosnie-Herzégovine.
Matinée du mardi 14 juillet 1914.

Louis se remettait rapidement de sa blessure, qui lui laissait encore quelques douleurs à la déglutition et une voix éraillée. Mais il la bénissait car elle avait permis de révéler au grand jour l'amour naissant et réciproque entre Amélie et lui. Il se sentait prêt à affronter n'importe quelle nouvelle épreuve, comme la cérémonie protocolaire à l'Hôtel de Ville afin d'y être décoré par le gouverneur militaire de la Bosnie, le général Oskar Potiorek.

Ce bâtiment, typique des édifices de la période austro-hongrois de Sarajevo, fut dessiné par l'architecte tchèque Karel Pařík, mais ne fut achevé qu'en 1896 par deux autres architectes, Alexander Wittek puis Ćiril Metod Iveković. Situé au bord de la rivière Miljacka, près du vieux pont Sher Cehajin, cet édifice de style néo-mauresque évoquait un château-fort de forme triangulaire avec au centre un vaste dôme entouré de murs et de tours crénelés. Le blanc des portiques et des fenêtres tranchait sur les murs de l'édifice peints de bandes horizontales alternativement ocres jaunes et ocres rouges.

La cérémonie devait se tenir dans la grande rotonde centrale décorée de motifs en stuc peints et éclairée par une verrière ornée de chatoyantes rosaces multicolores. Une foule se pressait déjà aux deux niveaux du péristyle et Morestin voulait absolument s'entretenir avec le général Potiorek avant le début des festivités. Il se dirigea droit vers le groupe de personnalités civiles et militaires qui l'entouraient et se présenta directement à lui :

«Mes respects, Monsieur le gouverneur! Je suis le professeur Hippolyte Morestin, chef de la mission envoyée à Sarajevo par le Comité International de la Croix-Rouge. Quels sont les développements de l'enquête sur l'attentat du 28 juin, au cours duquel fut gravement blessé un membre de mon équipe ?


– Monsieur le professeur, répondit Potiorek dans un français parfait, l'enquête avance à grands pas ! L'interrogatoire de conjurés arrêtés nous a permis de mettre au jour toutes les ramifications de ce complot. L'attentat fut mené par huit membres de l'organisation révolutionnaire Jeune Bosnie, constituée de jeunes nationalistes slaves du sud voulant unifier en un seul pays tous les peuples slaves des Balkans. Nous avons aussi appris qu'ils avaient auparavant planifié mon assassinat, mais que ce projet avait finalement avorté.

– Sans vouloir vous offenser, Général, fit remarquer Morestin, je doute fort qu'une bande de jeunes gens exaltés et inexpérimentés ait pu concevoir et réaliser sans aide une telle opération.

– Effectivement, Monsieur le professeur, acquiesça le gouverneur militaire. Nous avons découvert qu'ils avaient été formés, financés et armés par la société secrète serbe de la Main Noire, qui poursuit le même but qu'eux. Cette organisation est dirigée par le colonel Dragutin Dimitrijević, le chef du service de renseignement de l'armée serbe, connu sous le pseudonyme de "apis". Elle a accru son influence dans l'armée sans que les autorités politiques fassent quoi que ce soit pour s'y opposer, mais maintenant qu'elle a révélé au grand jour son pouvoir de nuisance, nous faisons tout pour qu'elle soit démantelée et que ses chefs soient condamnés.

– À mon avis, objecta Morestin, cela ne traitera qu'un symptôme mais ne s'attaquera pas aux racines du mal que sont le nationalisme exacerbé et le militarisme forcené.

– Monsieur le professeur, s'exclama Potiorek avec indignation, n'aimez-vous donc pas votre patrie et n'êtes-vous pas prêt à la défendre ?!

– Je suis patriote, répliqua Morestin, car le patriotisme c'est aimer son pays, alors que le nationalisme c'est détester celui des autres. Le patriotisme peut-être sain, mais jamais le nationalisme ! Le nationalisme, c'est la guerre ! Cette accumulation insensée de munitions et d'armes en tout genre ne débouchera fatalement que sur la ruine. Tout d'abord en gaspillant des ressources qui seraient bien plus utiles pour accroître le développement des pays et le bien-être de leurs habitants. Et ensuite en créant un climat d'insécurité qui poussera certains dirigeants déraisonnables à utiliser cet arsenal au grand dam d'un nombre incalculable de civils. Le devoir le plus sacré d'un souverain n'est-il pas de prendre soin de ses sujets, à qui il est redevable de sa richesse et de son pouvoir ?»

Le gouverneur s'étrangla de surprise et éructa : «Êtes-vous donc socialiste et pacifiste ?!

– Général, s'emporta le professeur, j'ai l'impression que dans votre bouche ces mots sont insultants ! J'ai l'habitude en tant que chirurgien de trancher dans le vif sans trembler, mais j'applique toujours la règle de base "primum non nocere". Ce qui veut dire que le médecin doit avant tout chose ne pas nuire au malade par une action irréfléchie, causée par l'ignorance, le goût du lucre ou celui de la gloire et des honneurs.

– Monsieur, oseriez-vous mettre en doute mon honneur et ma probité ?! s'écria Potiorek sur un ton menaçant.

– Loin de moi une telle pensée ! Que votre Excellence veuille bien me pardonner, s'excusa Morestin. Je constate simplement qu'une guerre a failli éclater en Europe quelques années auparavant à propos du Maroc et aussi lors de l'annexion par votre pays de la Bosnie-Herzégovine, mais que des négociations internationales ont permis à chaque fois d'éviter un conflit armé. Je pense que tous les États devraient soumettre leurs litiges à la Cour Permanente d’Arbitrage fondée en 1899 à La Haye par la Conférence Internationale de la Paix et confirmée lors de la seconde conférence en 1907. C'est la voie de la sagesse et j'espère que les Balkans l'emprunteront. Votre compatriote la baronne Bertha von Suttner n'a-t-elle pas été honorée du Prix Nobel de la paix en 1905 pour ce noble et pacifique combat ?

– Veuillez m'excusez, Monsieur le professeur, mais le devoir m'appelle !», conclut sèchement Potiorek avec un salut martial.

Après le "Kaiserhymne" et son allocution de circonstance, le gouverneur procéda à la cérémonie devant une foule bigarrée et un aréopage chamarré. Sous le regard de tous, il s'avança vers Louis debout au milieu de la grande salle et déclara solennellement :

«Monsieur Louis Sévignac, au nom de Sa Majesté impériale et apostolique François-Joseph d'Autriche-Hongrie, je vous décore de la Croix de l'Ordre du Mérite Civil en reconnaissance des services rendus à l'Empire.»

Il accrocha la médaille au revers gauche du beau costume clair que Louis portait à Paris et dans lequel il flottait maintenant un peu. Puis il lui donna la traditionnelle accolade avec une raideur toute militaire. Le général remit ensuite à Louis une enveloppe cachetée et se retira après un dernier salut réglementaire.

Amélie accourut immédiatement pour venir féliciter le récipiendaire, suivie par toute l'équipe de la Croix-Rouge.

«Je trouve, confia-t-elle, que ce général aurait pu manifester davantage de reconnaissance et de chaleur humaine à ton égard, car tu lui as rendu un fier service. Si l'archiduc et son épouse avaient été tués, il aurait beaucoup de comptes à rendre pour toutes les défaillances dans l'organisation de leur visite à Sarajevo.

– Au lieu d'éprouver de la reconnaissance, tenta d'expliquer Louis, certaines personnes se sentent humiliées d'avoir été aidées et éprouvent du ressentiment envers leur bienfaiteur.

– Montre-moi vite ta décoration, supplia Amélie, car je meurs d'envie de l'examiner.»

Louis la décrocha de son revers et la lui tendit. Pendue à un ruban rouge triangulaire, la croix d'émail rouge et d'or était surmontée d'une couronne dorée et portait en son centre un médaillon de couleur ivoire. Sur son avers, on pouvait lire les initiales FJ pour François-Joseph, entourées de l'inscription "viribus unitis" ("avec des forces unies"). Au revers se trouvait la date de 1849, année de la création cet ordre honorifique par l'empereur François-Joseph. La croix d'or avec couronne était le plus haut grade de cet Ordre austro-hongrois.

À son tour, Morestin lui donna une chaleureuse poignée de main et le complimenta.

«Félicitations, mon jeune ami, j'étais sûr que vous êtes fait de l'étoffe des héros ! Sans vouloir me montrer indiscret, que contient l'enveloppe que vous a remise le général ?

– Je pense, répondit Louis, qu'elle doit contenir la réponse à la requête que j'ai fait adresser à la duchesse de Hohenberg. Au réveil de mon opération, ma première pensée fut pour Amélie, mais la vue de son visage penché sur le mien m'a aussitôt rassuré. Elle m'apprit que le couple ducal était sain et sauf et qu'ils étaient venus me visiter personnellement, alors que j'étais encore inconscient. J'ai alors prié Amélie de rédiger une lettre pour la duchesse.

– Et vous ne devinerez jamais ce qu'il a demandé, Monsieur le professeur, ajouta gaiement Amélie.

– Que lui avez-vous donc demandé de tellement extraordinaire, Monsieur Sévignac ?! l'interrogea Morestin avec appréhension.

– J'ai demandé la faveur que l'espéranto soit enseigné dans toutes les écoles de l'Empire, avoua timidement Louis.

– Vous êtes incorrigible ! soupira Morestin. Ouvrez donc ce courrier, car nous sommes tous curieux de connaître la réponse.»

Louis décacheta l'enveloppe et déplia la lettre écrite sur un luxueux papier parfumé à la violette. Il la parcourut un long moment en silence devant ses compagnons bouillant d'impatience. Puis il la mit dans sa poche avec un sourire de contentement et dit :

«La duchesse de Hohenberg me remercie du fond du cœur d'avoir sauvé son très cher époux. Compte-tenu du rôle qu'a joué l'espéranto dans cette affaire et de celui qu'il pourrait jouer dans la rénovation et la cohésion de l'Empire, elle m'assure que l'archiduc François-Ferdinand et elle-même feront tout leur possible pour que l'empereur François-Joseph accède à ma demande.

– C'est un premier pas encourageant, remarqua Morestin. Mais rappelez-vous que Rome ne s'est pas faite en un jour. Notre mission pour la Croix-Rouge s'achèvera bientôt, continua le professeur, que comptez-vous faire ensuite ?

– Je vais rentrer à Paris, répondit Louis, et j'attendrai d'autres propositions de la Croix-Rouge pour de futures missions. Entre-temps, je participerai au dixième congrès mondial d'espéranto, qui sera certainement une étape mémorable pour notre mouvement. Je vous annonce aussi que bientôt...

– Que bientôt nous allons nous marier !», intervint joyeusement Amélie en prenant amoureusement Louis par le bras pour se tenir tendrement à ses côtés.

  CHAPITRE15 : tous au congrès de la "Belle Époque" !

10° congrès mondial d'espéranto.
Gaumont-Palace, 1 rue Caulaincourt, Paris XVIII.
Matinée du dimanche 9 août 1914.

Le Gaumont-Palace était à l'origine un hippodrome construit à l'occasion de l'exposition universelle de 1900. Il accueillit ensuite de grands spectacles de cirque et le Wild West Show de Buffalo Bill. Puis il fut transformé pour devenir la plus grande salle de cinéma au monde, pouvant accueillir quatre mille personnes assises et deux mille debout. Monsieur Léon Gaumont offrit aux espérantistes d'y tenir leur dixième congrès mondial et le lieu fut spécialement aménagé par l'architecte espérantiste Alfred Agache.

A l'extérieur, trois faisceaux composés de drapeaux français et espérantistes furent placés au-dessus de l'entrée, que surmontait une banderole portant les mots "10a esperant'a kongres'o". La façade fut décorée d'une grande étoile verte s'illuminant la nuit et le mot "esperanto" fut inscrit sous l'enseigne de la grande coupole.

A l'intérieur, la gigantesque salle richement décoré fut transformée en salon d'apparat fleuri. Une estrade de deux cents places réservées aux éminents participants fut édifiée devant un rideau de velours bleu-vert de quinze mètres de haut surmonté d'une inscription reprenant les première paroles de l'hymne espérantiste : "en la mond'o'n ven'is nov'a sent'o". Les sièges du parterre étaient réservés aux congressistes et les invités pouvait occuper les tribunes. De grandes tables furent dressées pour les journalistes dans la fosse d'orchestre. Les qualités acoustiques de cette salle permettaient aux orateurs d'être entendus jusqu'au dernier rang du dernier balcon. Le moindre espace des trois étages du bâtiment fut mis à profit pour que ce congrès restât inoubliable.

Louis et Amélie se promenaient main dans la main sur le boulevard de Clichy en direction du Gaumont-Palace. Le temps promettait d'être beau et chaud pour cette ultime journée du dixième congrès mondial d'espéranto. Ils croisèrent en chemin le professeur Morestin, qui se rendait au même endroit. Celui-ci les salua en soulevant son chapeau de paille de Panama et dit :

«Mademoiselle Delmont, Monsieur Sévignac, quel plaisir pour moi de vous revoir !

– Madame Sévignac... depuis peu, corrigea Amélie en souriant. L'avez-vous déjà oublié ? Mais appelez-moi Amélie, je vous en prie, Monsieur le professeur. Que nous vaut le plaisir de cette rencontre ?

– Le marquis de Vogüé m'a convié à la démonstration que va effectuer la Croix-Rouge pour clôturer ce congrès d'espéranto, répondit Morestin.

– Désirez-vous visiter le palais du congrès, Monsieur le professeur ? proposa Louis. Nous en avons encore largement le temps avant le début du spectacle.

–  Avec grand plaisir ! Soyez donc tous les deux mes guides.»

Ils franchirent l'un des trois grands portails d'entrée et se dirigèrent vers le bureau d'accueil où chaque congressiste devait se faire enregistrer pour obtenir son laisser-passer, retirer un dossier avec son indispensable manuel de la vie parisienne et recevoir son insigne du congrès. Celui-ci consistait en une plaquette de bronze sur laquelle était ciselé par le maître-graveur Jean Ibels le panorama parisien représenté sur les affiches du congrès avec l'inscription "Dek'a Kongres'o de Esper'ant'o, Paris 1914". Elle était suspendue à un ruban de couleur verte pour les étrangers, bleu-blanc-rouge pour les Français, bleu et rouge pour les Parisiens. En tant qu'invité, Morestin n'eut droit qu'à une simple carte de visite portant son titre et son identité.

Louis lui présenta le manuel édité à l'intention des congressistes. Comme il aurait fallu au moins trois semaines pour visiter Paris et que le congrès ne durait que huit jours, ce livret leur permettait d'avoir une vue d'ensemble de toutes les activités possibles et de choisir celles qui les intéressaient, tout en leur donnant les informations nécessaires sur les coutumes des Parisiens, les moyens de transport, les restaurants, les hôtels, les attraits et les distractions de la "Ville Lumière".

Ils commencèrent leur visite par l'exposition située dans le corridor circulaire entourant la grande salle de réception. Un épais tapis de couleur verte y étouffait le bruit de leurs pas. Morestin parcourut avec un vif intérêt les nombreux stands dressés, parmi de verdoyants arbustes en pots et des décorations florales multicolores, pour faire découvrir tous les aspects de l'espéranto aux invités parisiens et aux congressistes. Puis ils arrivèrent à la boutique où l'on vendait livres, brochures et souvenirs. Morestin s'étonna du nombre d'ouvrages en espéranto traitant de sujets techniques, religieux ou philosophiques et des traductions des plus grands chefs-d’œuvre littéraires, qu'éditait en particulier Hachette. Avec un sourire de connivence, il indiqua du doigt à Louis une brochure sur le bahaïsme intitulée "la Beha'a mov'ad'o".

Amélie proposa d'aller faire une pause au café-restaurant du premier étage, où la banque française Société Générale avait aussi ouvert une agence temporaire avec du personnel parlant espéranto, afin de faciliter toutes les opérations monétaires des congressistes.

«Si les banques elles-mêmes commencent à s'intéresser à l'espéranto, plaisanta Morestin, c'est que l'affaire devient sérieuse.

– Non seulement les banques, ajouta Louis, mais aussi le ministère français des Postes, Télégraphes et Téléphones. Savez-vous que le directeur, le sous-directeur et l'inspecteur principal de ces services étaient inscrits comme congressistes et avaient autorisé l'ouverture dans l'enceinte du congrès d'un bureau de poste servi par des postiers espérantistes ? Vous seriez étonné en parcourant la liste du patronage de ce congrès par les plus éminentes personnalités politiques, scientifiques et artistiques de France !

– Venez donc admirer les merveilleuses affiches réalisées pour notre congrès par Monsieur Agache, dit Amélie en entraînant Morestin par le bras.

– Notre congrès ?! fit remarquer le professeur. Louis vous aurait-il déjà convertie à l'espérantisme ?

– Oui ! Il m'a ouvert les portes d'un monde nouveau, extraordinaire, le monde du futur», répondit Amélie avec passion.

Ils arrivèrent devant le bureau de poste décoré de grandes affiches du congrès et vendant leurs reproductions sous forme de cartes postales et de timbres commémoratifs. Celles-ci représentaient une vue stylisée de la Seine au crépuscule, avec au devant le pont Alexandre III et sur la gauche une partie de la Tour Eiffel en face des quais boisés de la rive droite surmontés des deux hautes tours du palais du Trocadéro. La couleur verte du fleuve évoquait celle de la "langue de l'espoir" et les mots "esperanto-1914" se détachaient en vert sur un ciel jaune. En bas de l'affiche on pouvait lire le lieu et la date du congrès à droite d'une grande étoile verte.

«Qu'en pensez-vous ? Ne sont-elles pas vraiment magnifiques ? demanda Amélie avec enthousiasme.

– Il s'en dégage en effet quelques chose d'étrange et de fascinant, de quasiment onirique, répondit Morestin. Comment s'est passée pour vous la semaine ?

– Il y a beaucoup à raconter. Allons dans une salle de repos, proposa tout de suite Louis, où nous serons installés plus confortablement pour en discuter.»

Connaissant la nature des espérantistes, les organisateurs avaient prévu des salons spécialement dédiés à la conversation et à la détente. Amélie avait particulièrement apprécié celui réservé aux femmes, avec ses nombreux sièges confortables, sa douce lumière bleutée, son grand aquarium apaisant au milieu de la salle et ses toilettes pour se remettre en beauté.

«La matinée du dimanche 2 août fut réservée à l'élection des représentants des différents comités et aux services religieux, commença de raconter Louis. La messe catholique fut célébrée dans la cathédrale Notre-Dame de Paris, avec chœurs espérantistes et homélie en espéranto de L.K.M. Chapeau, professeur à la faculté catholique de Paris. Le service protestant fut présidé par Monsieur W. Monod, président de l'Union Française des Églises Protestantes et se tint dans l'Oratoire du palais du Louvre. Le thème du sermon fut "l'espéranto pour faire advenir le Règne de Dieu".

– Et que firent pendant ce temps ceux qui refusent de croire ? demanda Morestin.

–  Des libres-penseurs se réunirent devant la statue du Chevalier de La Barre, qui fut décapité pour blasphème en 1766, l'informa Louis. Mais la plupart des congressistes n'étaient pas encore inscrits ni même encore arrivés pour certains. Beaucoup d'étrangers arrivaient par caravanes entières, comme les Anglais voyageant par la compagnie Thomas Cook & Fils, ou les Allemands toujours très bien organisés. Cette mise en place dura toute la journée jusqu'à l'ouverture solennelle du congrès à huit heures et demi du soir en présence du général Sebert et de Zamenhof, que nous appelons respectueusement "la Majstr'o", le Maître.

– Combien ce dixième congrès mondial rassembla-t-il de participants ? s'informa Morestin.

–  Il y eut 3739 congressistes venus d'une quarantaine de pays des cinq continents, répliqua Louis, et environ un millier d'invités du Tout-Paris politique, littéraire et scientifique.

– Quelles furent vos impressions et votre réaction lors de ce premier contact avec l'univers espérantiste ? demanda Morestin en se tournant vers Amélie.

– En franchissant pour la première fois les portes du congrès, j'étais persuadée que je serai incapable de me faire comprendre des autres ni même de les comprendre. Mais cette illusion s'est effacée en quelques minutes. Jamais je n'aurais imaginer pouvoir dialoguer aussi naturellement avec un Chinois comme Monsieur Chu Min-yi ! Et quand tous se levèrent pour entonner d'une seule voix l'hymne "La Esper'o", mon émotion fut si forte que je n'ai pu retenir mes larmes, comme beaucoup d'autres autour de moi.»

Louis acquiesça en silence, puis reprit son récit du déroulement du congrès.

«Chaque jour de la semaine fut occupé par les travaux des différents comités espérantistes pour l'amélioration et le développement de notre chère langue internationale, et qui sont le comité local, les comités spécialisés, le comité permanent du congrès, les académiciens et l'Association Mondiale d'Espéranto. Sauf le jeudi, où tous les congressistes visitèrent le château de Versailles, avec photographies de groupes dans ses grands escaliers, concours de course à pied dans ses jardins et survol triomphal de l'aviateur Maurice Farman en aéroplane. Le mercredi fut particulièrement réservé dans l'enceinte du lycée Chaptal aux réunions des vingt et une associations espérantistes spécialisées selon les diverses professions et croyances.

– Et auxquelles de ces réunions avez-vous participé ? s'enquit Morestin avec curiosité.

– À celle des féministes et à celle des médecins, répondit immédiatement Amélie.

– Et moi à celle des juristes, ajouta Louis, qui s'est tenue dans le grand amphithéâtre de la faculté de droit. Puis j'ai accompagné mes collègues étrangers durant la visite guidée du palais de justice par le Conseiller à la Cour de cassation Daniel, afin d'effectuer la traduction. J'ai aussi participé au tournoi de billard.

– Mais je pense que ces gens sont venus pour visiter Paris et la France, objecta Morestin, et pas seulement pour rester enfermés des jours entiers à discuter comment "bâtir des châteaux en Espagne". Qu'ont donc préparé dans ce but les organisateurs ?

– Vous avez entièrement raison, Monsieur le professeur, répondit Louis, et le comité organisa pour eux de multiples excursions, des visites guidées de monuments et de musées, ou des promenades à travers Paris, avec l'aide de nombreux jeunes volontaires espérantistes français. On leur conseilla de se promener en ville sans excentricité et de converser en espéranto sans élever la voix pour ne pas susciter la réprobation ou la moquerie des Parisiens. On leur a proposé de s'immerger une journée entière dans la vie parisienne en commençant à six heures du matin par un petit déjeuner populaire aux Halles. Puis des excursions en fin de matinée au bois de Boulogne pour voir se promener les élégantes et à midi sur la place de l'Opéra pour assister à la sortie des grands magasins par les midinettes et les grisettes. Ensuite, une visite à la Bourse en début d'après-midi pour ressentir l'excitation à la corbeille, puis du repos dans le calme et la fraîcheur des jardins des Tuileries ou du Palais-Royal avant de rejoindre les grands boulevards pour y flâner et s'attabler aux terrasses des cafés. Et enfin un rassemblement en fin d'après-midi au pont de la Concorde pour admirer le coucher de soleil sur la Seine. De grands circuits touristiques leur sont aussi proposés après le congrès, dans la seconde semaine du mois d'août, pour visiter les célèbres châteaux du Val de Loire, la Normandie, le Limousin, la Champagne et les Vosges.

–  Et pour animer les soirées ? poursuivit Morestin.

– Le programme élaboré fut particulièrement riche et varié, affirma Louis. D'abord une grande fête au parc d'attraction Magic City le lundi soir. Puis des soirées au tout nouveau théâtre des Champs-Élysées mardi et mercredi, pour assister aux représentations par la troupe catalane de Monsieur Adriá Gual de la comédie "Georges Dandin" de Molière selon la traduction de Zamenhof lui-même et aussi de la pièce de Tristan Bernard "le radeau de la Méduse" traduite par Félicien Menu de Ménil. Une troupe d'espérantistes français joua aussi deux actes de la pièce intitulée "la mort de Socrate", écrite par l'académicien et récent prix Nobel de Physiologie ou de Médecine, Monsieur le professeur Charles Richet, et traduite par Jean Couteaux. Enfin, une soirée concert et cinéma le jeudi et un bal international chez Bullier le vendredi. Et, bien sûr, la soirée officielle de clôture du congrès le samedi, après le grand concours d'éloquence.

– Cela me semble un excellent programme, constata Morestin mais réservé cependant à un élite fortunée ou du moins très aisée.

– Détrompez-vous ! corrigea Louis. Pour participer à cet unique et incomparable événement, un congressiste économe et bénéficiant des rabais négociés par le Comité n'aura dépensé pour vivre à Paris que soixante-trois francs pour toute la semaine, gîte et couvert compris. Et avec quatre-vingt-quinze francs, il aura vécu confortablement.

– Alors qu'au prix d'un dur labeur quotidien d'au moins dix heures, excepté le dimanche, un ouvrier ne gagne à peine que cent francs par mois, dont il doit dépenser les deux tiers pour sa nourriture, rétorqua Morestin. Cette époque n'est pas belle pour tout le monde !

– L'espéranto est utile même pour ces ouvriers, plaida en retour le jeune avocat. Il devient une langue commune aisément accessible à tous pour faciliter les relations entre les ouvriers de divers pays en une lutte commune pour de meilleurs salaires et l'amélioration des conditions de travail. L'espéranto se répand peu à peu dans les cercles révolutionnaires et ouvriers. En 1906 fut fondée en France l'association nommée "Liber'ig'a Stel'o", qui est une organisation internationale de travailleurs espérantistes luttant contre le militarisme et le capitalisme. La revue intitulée "Le Travailleur Espérantiste" est l'organe de "l'Union Espérantiste Ouvrière" et a publié des articles faisant la promotion du dixième congrès mondial d'espéranto. En même temps que ce congrès et parallèlement à lui, les associations de travailleurs espérantistes de plusieurs pays européens ont planifié leur propre congrès à Paris pour y traiter de la réunion de toutes ces associations en une grande organisation internationale.

– Il va être bientôt l'heure de la démonstration de la Croix-Rouge. Nous devrions y aller !», intervint Amélie pour interrompre la dispute.

Après le spectacle, Morestin et les jeunes mariés échangèrent leurs impressions et leurs opinions en attendant le départ de l'excursion finale à la basilique de Saint-Denis.

Un homme élégant les observait depuis déjà un moment. Il s'approcha d'eux, les salua courtoisement en soulevant son chapeau et leur dit lentement en espéranto : «Je vous salue chers amis. Mon nom est Radomir Klajić. Je viens de la capitale serbe Belgrade et mon numéro de congressiste est mille deux cent soixante-neuf. Je vous remercie beaucoup d'avoir empêché une terrible catastrophe. Vous êtes de véritables héros, qui ont sauvé la paix certainement en Europe et peut-être dans le monde entier. Je suis fier que notre chère langue internationale (l'espéranto) ait joué un rôle important dans ces événements. J'espère que nous nous lierons d'amitié durablement et que nous nous rencontrerons de nouveau. Je vous souhaite cordialement la meilleure des journées. Au revoir !»

Louis se tourna vers Morestin pour lui traduire ces propos, mais le professeur l'arrêta en posant la main sur son épaule avant qu'il n'eût pu dire un seul mot.

«Inutile, mon cher Louis, j'ai tout compris !», affirma-t-il au grand étonnement du jeune avocat.

Et un radieux sourire illumina le visage de Morestin…

ÉPILOGUE.

Le vieil empereur François-Joseph consentit de bonne grâce à l'enseignement de l'espéranto dans toutes les écoles de l'Empire. Une année suffit pour former les professeurs avec le concours enthousiaste des espérantistes. À la fin de l'année scolaire suivante, pratiquement tous les élèves étaient capables d'utiliser l'espéranto. Les professeurs constatèrent que cela facilitait la compréhension de la langue maternelle et l'acquisition de langues étrangères.

Le 21 novembre 1916 l'empereur d’Autriche-Hongrie François-Joseph Charles de Habsbourg-Lorraine s'éteignit à l'âge de 86 ans, après presque 68 ans de règne. Son neveu l'archiduc François-Ferdinand d'Autriche-Este monta sur le trône et engagea aussitôt ses réformes constitutionnelles. Son but était de former les "États-Unis de Grande Autriche" en donnant plus d'autonomie aux diverses nationalités de l'Empire, tout en maintenant l'unité politique par une forte cohésion économique et l'emploi d'une langue commune neutre : l'espéranto.

Il s'employa à apaiser les tensions avec la Serbie en lui permettant de s'unir au Monténégro pour obtenir enfin un accès à la mer, que l'Autriche-Hongrie lui avait barré avec l'annexion de la Bosnie-Herzégovine en 1908 et la création de l'Albanie en 1912. Il se tourna vers la Russie pour tenter de renouer l'alliance des trois empereurs en faveur de la paix et des échanges commerciaux.

Mais le complexe militaro-industriel pangermaniste vit cela d'un très mauvais œil et fit pression sur le Kaiser Guillaume II pour qu'il fasse échouer ce projet. La guerre tant redoutée par les uns et tant souhaitée par d'autres éclata bientôt à l'initiative de l'Empire allemand désireux d'agrandir à tout prix son "espace vital". À la suite d'un incident monté de toutes pièces à la frontière germano-russe, Guillaume II déclara la guerre à la Russie pour "la défense des minorités germaniques opprimées", puis à la France, qui avait mobilisé ses armées pour soutenir son allié russe. Mais l'empereur François-Ferdinand refusa d'entrer en guerre et déclara la neutralité de son pays.

Dans son empressement à mettre la France à genoux avant de se tourner contre la Russie, l'Allemagne viola la neutralité de la Belgique pour mettre en action son plan Schlieffen. Cette neutralité était pourtant garantie par un traité signé par la Prusse et d'autres puissance européennes à Londres en 1839, et cette violation entraîna l'entrée en guerre du Royaume-Uni contre l'Allemagne à la stupéfaction du chancelier allemand Theobald von Bethmann Hollweg, qui déclara ne pas croire que cela puisse arriver pour un "chiffon de papier" !

Une guerre sauvage fit rage sur terre, sur mer et dans les airs durant deux longues et terribles années. Mais l'Allemagne avait largement présumé de ses forces et mésestimé les réactions des autres pays. Après quelques succès initiaux elle fut rapidement acculée à la défensive face à une coalition européenne rejointe par les États-Unis d'Amérique après la guerre sous-marine à outrance livrée par une Allemagne aux abois. Ceux qui avaient rêvé de l'aventure romantique d'une guerre "fraîche et joyeuse" ne vécurent que le cauchemar d'une boucherie aveugle sur des champs de ruines gorgés de larmes et de sang ! Le Kaiser Guillaume II fut finalement contraint par les militaires d'accepter la défaite et d'abdiquer. Il partit s'exiler en Hollande tout en maudissant François-Ferdinand pour son "coup de poignard dans le dos".

L'Europe se retrouva affaiblie, appauvrie et traumatisée pour longtemps par cette inutile et stupide "guerre civile européenne" et elle accepta immédiatement la proposition de fonder une organisation internationale de conciliation, faite par le Président américain Thomas Woodrow Wilson lors de la conférence de paix qui se tint à Paris en 1919. Ainsi fut instituée la Société des Nations, le 10 janvier 1920 à Genève, pour tenter de prévenir de nouvelles guerres.

Dès sa création, elle reçut de nombreuses requêtes en faveur de l'adoption d'une langue auxiliaire commune. Lors de sa première Assemblée, on se mit d'accord pour demander un rapport sur les différentes possibilités et sa seconde Assemblée en 1921 constata que la question éveillait un intérêt de plus en plus grand, en particulier pour l'espéranto. Elle proposa d'inscrire la question à l'ordre du jour de l'Assemblée suivante et demanda un nouveau rapport plus détaillé au Secrétariat de la Société des Nations. Pour préparer sa rédaction, celui-ci envoya des questionnaires à tous les pays-membres, ainsi qu'à toutes les organisations compétentes. Le Secrétaire Général Adjoint japonais Nitobe Inazō fut missionné pour participer au congrès mondial espérantiste de Prague en 1921. Il constata le développement de l'espéranto comme une véritable langue vivante possédant une abondante littérature et fut frappé par l'enthousiasme humaniste animant les congressistes.

Le Secrétariat de la Société des Nations reçut de nombreuses propositions pour le choix d'une langue internationale. Certains, comme les pays scandinaves, proposaient l'anglais. D'autres le latin ou de nouveaux projets comme l'occidental, le parlamento, le néo-latina, ou des variantes de l’espéranto telles que l’ido et l’espérantide. Mais beaucoup de propositions étaient en faveur de l'espéranto lui-même, faites par des pays comme l'Afrique du Sud, la Belgique, le Brésil, le Chili, la Chine, la Colombie, Haïti, l'Inde, l'Italie, le Japon, la Perse ou la Roumanie. Plusieurs associations se prononcèrent aussi en sa faveur, comme l’Association britannique des Sciences, la Chambre de Commerce de Paris et le parlement de Finlande, ainsi que les associations françaises et italiennes pour l’avancement des sciences. Au siège de la Société des Nations se tint une "conférence internationale sur l’enseignement de l’espéranto dans les écoles", qui fournit une importante documentation pédagogique basée sur les nombreuses expériences réalisées à travers le monde.

Le volumineux rapport du Secrétariat intitulé "l'espéranto comme langue auxiliaire internationale", fut favorablement accueilli par l'Assemblée dans un contexte propice aux idées de paix et au rapprochement entre les peuples. Seul le représentant français Gabriel Hanotaux s'y opposa avec véhémence et fit tout son possible pour que la question ne fût pas débattue par peur de voir le français perdre sa prépondérance comme langue diplomatique. Mais il échoua face à la conviction et à la force de persuasion du chef des "États-Unis de Grande Autriche", Francois-Ferdinand, et du président de la République de Chine, Sun Yat-Sen, dirigeants visionnaires de deux grands pays pluri-ethniques, où l'espéranto avait déjà été introduit dans des écoles. L'Assemblée approuva donc finalement le 21 septembre 1922 la résolution d'instituer l'espéranto comme langue internationale officielle et de généraliser son enseignement dans toutes les écoles du monde afin que les hommes puissent enfin établir durablement entre eux la compréhension, la paix et l'unité.

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En lisant dans un journal le compte-rendu de cette résolution historique, Louis Sévignac imagina la joie de Zamenhof et l'étonnement de Morestin. Mais le Maître s'était éteint à Varsovie le 14 avril 1917, lâché par un cœur usé de travail et de chagrin, et le professeur était décédé à Paris le 12 février 1919 des suites de la grippe "espagnole" contractée en soignant les "gueules cassées". Le marquis de Vogüé les avait précédés en 1916 et l'ambassadeur Vesnić les avait rejoints en 1921.

Trois joyeux bambins firent irruption dans la pièce en se bousculant et en se chamaillant. Ils s'écrièrent tous ensemble en espéranto :

«Viens vite, Papa ! Maman nous appelle pour déjeuner !

– Mes chers enfants, dites lui que je viens tout de suite», leur répondit Louis dans la même langue.

Il replia lentement son journal et se leva. Le radieux sourire de Morestin ayant tout compris lui revint subitement en mémoire et il sourit à son tour en voyant les ombres fantomatiques du passé peu à peu dissipées par l'aurore d'une ère nouvelle...

FIN

étoile à 9 branches

SOURCES HISTORIQUES

Jules Verne passa des années à parcourir les bibliothèques pour réunir la documentation nécessaire à ses romans. J'ai pu en faire autant en quelques jours sans quitter mon bureau grâce à Internet ! De puissants moteurs de recherche nous permettent maintenant de pénétrer dans les plus grandes bibliothèques à travers le monde entier, d'entrer un contact avec des spécialistes pratiquement inconnus, aussi bien morts que vivants, ou de commander en quelques secondes un ouvrage rare que l'on peut recevoir à domicile.

Wikipedia est un projet d’encyclopédie collective en ligne, universelle et multilingue, créé par Jimmy Wales et Larry Sanger le 15 janvier 2001. Wikipedia a pour objectif d’offrir à tous un contenu librement réutilisable, objectif et vérifiable, que chacun peut modifier et améliorer bénévolement. On peut y trouver les principales informations historiques et biographiques concernant les personnages et les événements de mon roman. Toutes les personnes nommément citées dans celui-ci ont réellement existé, sauf Louis Sévignac et Amélie Delmont.

La Bibliothèque Nationale d'Autriche met en ligne un fond d'anciens documents numérisés, où j'ai puisé les informations sur ce qu'aurait été le dixième congrès mondial espérantiste à Paris en 1914. J'ai aussi consulté ces ouvrages édités sur papier:

* "La Belle Époque" (ISBN:978-2-262-02079-8) de Michel Winock, pour la vie quotidienne à Paris et en France à la veille de la première guerre mondiale.

* "Les somnambules" (ISBN:978-2-0813-1280-7) de Christopher Clark, où comment l'Europe marcha vers la guerre dans l'été 1914.

* "1914 : la guerre n'aura pas lieu" (ISBN:978-2-930585-185) de Philippe Conrad, sur la genèse de la première guerre mondiale.

* "1914-2014 : l'Europe sortie de l'histoire?" (ISBN:978-2-213-67257-1) de Jean-Pierre Chevènement, sur le déclin de l'Europe.

* "Les gueules cassées" (ISBN:978-2-7494-1441-5) de Martin Monestier, pour la chirurgie maxillo-faciale des blessés français de la première guerre mondiale.

* "Le Train d'Orient et les voyages par terre et par mer de Paris à Constantinople" (édité en 1903 à Paris par la Société Française d'Éditions d'Art) de Constant de Tours (pseudonyme de Constant Chmielensky), racontant son voyage dans l'Orient-Express.

* "Les grands trains, de 1830 à nos jours" (ISBN:2-03-506217-9)  ainsi que "L'Orient-Express" (ISBN:978-2-85120-892-7) de Clive Lamming, pour les aspects techniques ferroviaires.

* "Enciklopedio de Esperanto" (ISBN:963-571-164-6), réédition en 1986 par l'Association Espérantiste Hongroise d'un ouvrage collectif en espéranto édité en 1933.

* "The Greatest Intrument for Promoting Harmony and Civilization" (ISBN:978-0-85398-591-4), ouvrage en anglais de Gregory P. Meyjes compilant les extraits des écrits baha'is sur la question de la langue auxiliaire universelle.

"Le rêve allemand, la plus grande Allemagne, l'oeuvre du XX° siècle", oeuvre pangermaniste de Otto Richard Tannenberg éditée en allemand en 1911 puis en français par la Librairie Payot et CIE en 1916.

Toutes les personnes nommément citées dans ce livre ont réellement existé, sauf Louis Sévignac et Amélie Delmont. Les plus connues ont déjà leur lien vers Wikipedia dans le texte. Voici quelques informations sur des noms moins connus et cités dans le texte.

Bubalo, Niko (1883-1924) : conseiller financier dans la ville Mostar, il devint espérantiste en 1907 et pionnier de ce mouvement en Bosnie-Herzégovine. Il rédigea un manuel d'espéranto et un guide touristique en cette langue, ainsi que de nombreuses traductions de poésies bosniaques ou croates.

Chu Minyi (Chǔ Mínyì 褚民誼1884-1946) : anarchiste et espérantiste chinois qui étudia la médecine et la pharmacologie en Europe. Il devint en 1940 le Ministre des Affaires Étrangères dans le Gouvernement national réorganisé de la république de Chine dirigé par Wang Jinwei (Wāng Jīngwèi 汪精衛 1883-1944) à Nankin et fut en conséquence fusillé pour traîtrise et collaboration avec les japonais après la seconde guerre mondiale.

Couteaux, Jean Gustave Adolphe (1884-1961) : docteur en droit et directeur des grands hôpitaux parisiens de Cochin et de la Pitié- Salpêtrière, qui devint espérantiste en 1904.  Il fut en France l'âme de la propagande espérantiste et fonda en 1911 la revue internationale "Vekiĝo" (Éveil) pour la défense de l'espéranto.

Dreyfus-Barney, Hippolyte (1876-1928) : avocat qui fut le premier français à se convertir à la Foi Baha'ie. Maîtrisant les langues persane et arabe, il accompagna ʻAbdu'l-Bahá' durant ses voyages en Occident comme traducteur.

Eiselt, Josef (1858-1936) : directeur tchèque d'un lycée à Sarajevo, qui fut le cofondateur et premier président de la première association bosniaque espérantiste: "La Stelo Bosnia" (l'Étoile Bosniaque).

Farman, Maurice Alain (né Allan Maurice Mudford Farman 1877-1964) : champion franco-anglais de course automobile, aviateur, concepteur et constructeur d’aéroplanes.

Gual, Adriá (1872-1943) : homme de théatre catalan et pionnier du cinéma, qui fonda l'École d'art dramatique catalane.

Hachette et Cie : maison d'édition fondée en 1826 par Louis Hachette et qui devint la plus importante d'Europe en 1864. Grâce à l'entremise du professeur Charles Bourlet, elle édita à partir de 1901 de nombreux livres et revues en espéranto. Elle cessa cette activité après la première guerre mondiale et le stock fut racheté par le général Sebert.

Iveković, Ćiril Metod (1864-1933) : architecte, photographe croate.

Klajić, Radomir (Клајић, Радомир 1874-1954) : espérantiste serbe et inspecteur des finances à Belgrade. Il présida la société espérantiste de Belgrade en 1908 et fut ensuite le vice-président de la Société Serbe Espérantiste à partir de 1909. Il fut aussi délégué de l'Association Universelle d'Espéranto (U.E.A) et rédigea un manuel d'espéranto en 1910.

Marval, Frédéric Carle de (1872-1939) : médecin suisse et délégué du Comité international de la Croix-Rouge.

Mitousov, Stepan Stepanovitch (Митусов Степан Степанович 1878-1942) : musicien russe, librettiste et historien de l'art.

Office Central Espérantiste (Esperantista Centra Oficejo) : créé à Paris en 1905 par le Dr. Émile Javal (1839-1907) et le général Hippolyte Sebert (1839-1930). Situé à Paris au 51 avenue de Clichy. il fut le centre de l'organisation du mouvement espérantiste jusqu'en 1922.

Pilepić, Marija Magdalena (1871-1962) : espérantiste croate qui fut membre des "5 d'Osijek" avec Natalijia Hergović (1871-?) et les trois sœurs Hradil, Ana (1865-1948), Augusta (1868-1947) kaj Ema (1871-?). Elles furent les premières espérantistes croates recensées dans le premier annuaire espérantiste de 1889.

Prosecteur : assistant d'anatomie qui préparait les dissections avant les cours d'anatomie.

Schleich, Karl Ludwig (1859-1922) : chirugien et écrivain allemand célèbre pour ses études sur l'anesthésie générale.

Société Française Espéranto-Croix-Rouge : elle a été fondée en 1907 à l'initiative de Georges Bayol, sous le patronage de Mme  Pérouse, présidente de l’Union des Femmes de France; du vice-amiral Bayle et du général Sebert, membre de l’Académie de sciences, dans le double but de recruter à l’oeuvre de la Croix-Rouge le plus d’espérantistes possible et de propager la langue espéranto dans les milieux appelés, en temps de guerre, soit à prodiguer des soins aux malades et aux blessés, soit à bénéficier de ces soins (militaires et marins). Le président de cette Société fut le général Priou, et son siège social au Centra Esperantista Oficejo, 51, rue de Clichy, Paris. Cette Société Française Espéranto-Croix-Rouge publia pendant plusieurs années un intéressant bulletin.

Špicer, Mavro (1862-1936) : lieutenant-colonel juif et croate dans l'armée austro-hongroise, qui devint espérantiste en 1908. Il fonda la revue "Kroata Esperantisto" (Espérantiste Croate) et l'Union des Espérantistes Croates. En 1909 il quitta l'association et cessa de collaborer avec la revue, tout en continuant à publier des articles sur l'espéranto dans des publications croates et des traductions d'oeuvres littéraires croates dans des revues espérantistes étrangères. Il traduisit l'épopée héroïque nationale de Ivan Mažuranić (1814-1890), intitulée "la mort de Smail-Aga Čengić".

Stalzer, Ivan (1889-1945) : étudiant en droit, qui devint en 1910 le premier délégué croate de l'Association Universelle Espérantiste.